A l'heure où les soldats américains s'enfoncent dans un Irak de cauchemar, où les Russes stagnent dans une Tchétchénie définitivement hostile, à une heure où l'esprit de guerre prend ses marques en Europe même, la réédition des Cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch par Christian Bourgois nous ramène vingt-cinq ans en arrière, dans un Afghanistan qui était alors marqué par l'intervention soviétique.
"Bienvenue à l'armée rouge !" J'ai quelque part dans mes archives ce numéro du Bolchevik, un organe trotskyste qui, le seul, avait, en 1979, salué l'invasion brejnevienne en soutien à la "révlolution" communiste.
Pourquoi, comment les surréalistes ont-ils eu l'intuition que ce pays serait le vecteur de l'histoire mondiale cinquante ans après eux ? C'est un mystère auquel on ne répondra pas. L'Afghanistan n'a pas connu la paix depuis les années 20 du XXe siècle, il me semble. La guerre contre les Russes aura duré dix ans. Et quand ils quittent le pays, ils le laissent en proie à six factions islamistes rivales qui se font la guèrre jusqu'à l'arrivée des Talibans, formés par les Pakistanais, au milieu des années 90 (à une époque où la question n'intéresse plus personne). La suite est plus connue.
L'Afghanistan est au coeur de l'histoire mondiale d'aujourd'hui. Comme si ce pays, le plus irréductible qui soit à la rationalité admistrative et industrielle de l'Occident, concentrait sur lui tous les désirs hégémoniques de la planète. Qu'il s'agisse du "communisme" soviétique, des talibans ou de la "démocratie" amércaine, reviennent à l'imposition d'un ordre extérieur, politique, avec sa commune et destructrice soif de prétendue "civilisation".
Les américains ne valent pas mieux que les talibans ou les soviétiques. La guerre d'Afghanistan vieille de près d'un siècle (de plus d'un siècle) est le miroir d'un monde où l'esprit colonial reste maître.
Vingt ans après l'aventure soviétique en Afghanistan, Le livre de Svetlana Alexievitch semble poser cette question imprévisible à l'époque. Mais le témoignage qu'elle offre amène au lecteur d'aujourd'hui presque infailliblement cette série de questions.
Alexievitch, d'une certaine façon, a une "méthode". Le principe constructif de son oeuvre est le travail documentaire, le recueil de témoignages. De ce "matériau" initial, elle produit un texte polyphonique, où les voix se font écho dans un dédale de récits souvent terrifiants, au sens propre, d'une terreur qu'accentue infailliblement la nature réaliste du texte.
Pour La supplication, Alexievitch est allée à la rencontre des protagonistes réels du drame de Tchernobyl : paysans, pompiers, parents de victimes... Chacun y va de sa "petite histoire". Les mêmes mots, les mêmes thèmes reviennent à travers le texte de façon obsédante. Alexievitch orchestre ses témoignages. Le livre qu'elle soumet au lecteur n'est pas une annexe à un rapport d'Amnesty International. C'est une oeuvre qui appartient à "un genre qui n'a pas de nom", dit-elle, qu'elle appelle témoignage mais qui s'ancre dans une tradition considérable, une tradition spécifiquement russe : la littérature documentaire.
Les deux mots doivent être pesés. Deux noms sont essentiels à retenir, dans cette filiation : Feodor Dostoevski et Varlam Chalamov, le premier pour ses "Souvenirs de la maison des morts", le second pour les "Récits de la Kolyma". Chalamov avait une vision très précise de son travail d'écrivain. Pour lui rien d'autre n'était possible que cette écriture de la réalité, assumée dans toute sa problématique formelle.
Dans cette série littéraire, Alexievitch tient une place particulière, peu confortable au fait : elle n'est pas elle-même victime de ce qu'elle décrit. Elle n'a pas été envoyée en Afghanistan. Biélorusse, elle n'était pas elle-même à Tchernobyl. C'est volontairement et presque comme journaliste qu'elle reprend à son tour le flambeau d'une "littérature documentaire". Alexievitch est attaquée, pas seulement par les patriotes russes. Pourtant, il s'agirait - qu'on me pardonne ce mauvais clin d'oeil - de ne pas se tromper de cible.
Evidemment la matière de l'actualité appelle à un jugement immédiat : on se positionne par rapport à l'événement, qui nous touche de près ou de loin mais comme un fait d'aujourd'hui, sur lequel n'importe qui, m'adressant la parole, peut "m'engager". Et le traitement que fait subir Alexievitch a ses témoignages peut poser question dans cette perspective. Car il est évident que les témoignages sont écrits, élaborés, structurés par une main qui les tend vers autre chose qu'eux. Ils ne renvoient pas une "image (prétendument) objective" de la réalité : ils produisent une image de cette réalité. Cette image est celle de la guerre, de l'horreur d'un Etat qui "gère" avec cynisme une catastrophe nucléaire survenue sur son sol. Elle entraîne le lecteur dans un tourbillon de faits et d'impressions. Ainsi, l'image qu'elle produit se rend infiniment plus proche du vécu subjectif des protagonistes qu'un relevé historique factuel et chronologiique.
(à suivre)
"Bienvenue à l'armée rouge !" J'ai quelque part dans mes archives ce numéro du Bolchevik, un organe trotskyste qui, le seul, avait, en 1979, salué l'invasion brejnevienne en soutien à la "révlolution" communiste.
Pourquoi, comment les surréalistes ont-ils eu l'intuition que ce pays serait le vecteur de l'histoire mondiale cinquante ans après eux ? C'est un mystère auquel on ne répondra pas. L'Afghanistan n'a pas connu la paix depuis les années 20 du XXe siècle, il me semble. La guerre contre les Russes aura duré dix ans. Et quand ils quittent le pays, ils le laissent en proie à six factions islamistes rivales qui se font la guèrre jusqu'à l'arrivée des Talibans, formés par les Pakistanais, au milieu des années 90 (à une époque où la question n'intéresse plus personne). La suite est plus connue.
L'Afghanistan est au coeur de l'histoire mondiale d'aujourd'hui. Comme si ce pays, le plus irréductible qui soit à la rationalité admistrative et industrielle de l'Occident, concentrait sur lui tous les désirs hégémoniques de la planète. Qu'il s'agisse du "communisme" soviétique, des talibans ou de la "démocratie" amércaine, reviennent à l'imposition d'un ordre extérieur, politique, avec sa commune et destructrice soif de prétendue "civilisation".
Les américains ne valent pas mieux que les talibans ou les soviétiques. La guerre d'Afghanistan vieille de près d'un siècle (de plus d'un siècle) est le miroir d'un monde où l'esprit colonial reste maître.
Vingt ans après l'aventure soviétique en Afghanistan, Le livre de Svetlana Alexievitch semble poser cette question imprévisible à l'époque. Mais le témoignage qu'elle offre amène au lecteur d'aujourd'hui presque infailliblement cette série de questions.
Alexievitch, d'une certaine façon, a une "méthode". Le principe constructif de son oeuvre est le travail documentaire, le recueil de témoignages. De ce "matériau" initial, elle produit un texte polyphonique, où les voix se font écho dans un dédale de récits souvent terrifiants, au sens propre, d'une terreur qu'accentue infailliblement la nature réaliste du texte.
Pour La supplication, Alexievitch est allée à la rencontre des protagonistes réels du drame de Tchernobyl : paysans, pompiers, parents de victimes... Chacun y va de sa "petite histoire". Les mêmes mots, les mêmes thèmes reviennent à travers le texte de façon obsédante. Alexievitch orchestre ses témoignages. Le livre qu'elle soumet au lecteur n'est pas une annexe à un rapport d'Amnesty International. C'est une oeuvre qui appartient à "un genre qui n'a pas de nom", dit-elle, qu'elle appelle témoignage mais qui s'ancre dans une tradition considérable, une tradition spécifiquement russe : la littérature documentaire.
Les deux mots doivent être pesés. Deux noms sont essentiels à retenir, dans cette filiation : Feodor Dostoevski et Varlam Chalamov, le premier pour ses "Souvenirs de la maison des morts", le second pour les "Récits de la Kolyma". Chalamov avait une vision très précise de son travail d'écrivain. Pour lui rien d'autre n'était possible que cette écriture de la réalité, assumée dans toute sa problématique formelle.
Dans cette série littéraire, Alexievitch tient une place particulière, peu confortable au fait : elle n'est pas elle-même victime de ce qu'elle décrit. Elle n'a pas été envoyée en Afghanistan. Biélorusse, elle n'était pas elle-même à Tchernobyl. C'est volontairement et presque comme journaliste qu'elle reprend à son tour le flambeau d'une "littérature documentaire". Alexievitch est attaquée, pas seulement par les patriotes russes. Pourtant, il s'agirait - qu'on me pardonne ce mauvais clin d'oeil - de ne pas se tromper de cible.
Evidemment la matière de l'actualité appelle à un jugement immédiat : on se positionne par rapport à l'événement, qui nous touche de près ou de loin mais comme un fait d'aujourd'hui, sur lequel n'importe qui, m'adressant la parole, peut "m'engager". Et le traitement que fait subir Alexievitch a ses témoignages peut poser question dans cette perspective. Car il est évident que les témoignages sont écrits, élaborés, structurés par une main qui les tend vers autre chose qu'eux. Ils ne renvoient pas une "image (prétendument) objective" de la réalité : ils produisent une image de cette réalité. Cette image est celle de la guerre, de l'horreur d'un Etat qui "gère" avec cynisme une catastrophe nucléaire survenue sur son sol. Elle entraîne le lecteur dans un tourbillon de faits et d'impressions. Ainsi, l'image qu'elle produit se rend infiniment plus proche du vécu subjectif des protagonistes qu'un relevé historique factuel et chronologiique.
(à suivre)
Dernière édition par le Mer 29 Nov 2006 - 9:54, édité 1 fois