Archives du sériographe

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Notes pour une archéologie du signifiant fr série

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    Terre d'écriture

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    Kwizera
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    Message  Kwizera Dim 23 Mar 2008 - 21:58

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    Je vais commencer par là : le Rwanda est un des derniers, sinon le dernier, pays où l’on peut trouver des gorilles. Je dis trouver, parce que voir, c’est autre chose. Voir, c’est possible – presque – partout. On se promène, on demande son chemin, on admire la ville et ses fourmis, on se renseigne, et toujours on en trouve un : un zoo.

    Je ne me fais guère d’illusions. Bientôt, on ne pourra plus voir de gorilles que : partout. Alors on gardera le nom, car « donner des noms a une fin »1, mais ce nom, en vérité, et que ce soit pour le gorille devant nous ou le spectateur devant lui, ce nom, il ne nous dira plus rien. Il racontera. Je dirais plutôt : il rapportera.

    Les gorilles, c’est une chose, qu’ils disparaissent. Mais les hommes ? Mais, parce qu’enfin c’est là que je veux en venir, mais les lecteurs ?



    « On devrait dire à chaque individu : souviens-toi de ta dignité d’homme »2. Oui, mais dans sa cage, le singe n’écrit pas de poème, il fait des grimaces aux passants. Alors, pour lui faire se souvenir, il n’y a que le nom sur la pancarte.



    Il arrive, si l’on promène son regard sur l’arbre nu qu’a dévoilé l’hiver, qu’on n’y voit pas son but, et qu’on le trouve ici aussi débile et inutile que cette pierre posée au sol à prendre le rayon de soleil à l’est et la mousse à son nord, que notre précédent gorille dans son zoo. Mais lorsque l’on soulève la pierre, ou qu’un voyageur vient y reposer sa marche, n’est-ce pas le monde de l’infiniment local qui se découvre à nous d’un côté, grouillant et digne de sa retraite dans ce lit humide, et n’est-ce pas l’immensité de la Terre que l’on découvre de l’autre côté, à travers le souffle du voyageur, où l’on entend tous les pays traversés chanter en saccades ? Et alors la pierre, ne devient-elle pas ce langage entre tous, c'est-à-dire le lien par lequel chacun « tient » à l’autre ? C’est que, « quelle que soit la pierre que tu lèves / Tu mets à nu ceux qui ont besoin de la protection des pierres »3.

    Or si l’on ne peut savoir qui pose ces mots entre les routes des nomades et des insectes, on sait en revanche qui les pose dans la cité des hommes. Et le poète, est historiquement en charge de ces pierres, de les poser, pour qu’à la fois elles témoignent de l’héritage de la cité et de sa marche personnelle. (Ainsi, la démarche du poète n’est ni une conservation pure ni une négation du patrimoine, mais une démarche tierce, entre la connaissance des fondations et l’innovation ; toujours, elle est sûrement la définition même de la vraie création, qui pour être valable, ne peut complètement ignorer ce qui est et a été). Revenons alors à l’apparente inutilité de l’arbre qui ne porte pas de fruits. C’est qu’il faut, pour saisir l’arbre, le voir dans le mouvement de la graine vers le fruit, dans le mouvement de ses branches d’une saison à l’autre.

    De même, l’homme est fondé par son mouvement : il est un « devenir-homme ». Et il n’y a pas de mouvement chez l’arbre qui puisse résister au vent, si avant cela il n’a pas pris soin de creuser la terre pour y enfoncer ses racines.



    Eh bien je veux, sur cette image, graver cette nouvelle : pour trouver le lecteur, il faut regarder le « devenir-lecteur ». Car le poète veut, pour le lecteur, établir un échange. L’échange implique que l’on donne autant que l’on prend. Ce qui nourrit le lecteur, ce n’est pas seulement ce qu’il retire des lignes, mais aussi ce qu’il leur donne.



    Ce qui place l’individu sur le chemin du devenir-homme, c’est d’abord d’être tombé. Celui qui n’est pas tombé, il ne marche pas, il reste droit. Le droit, c’est le contraire de l’horizon.

    Pour tomber, il faut trouver soit le point de chute, soit le mouvement.

    C’est-à-dire : d’un côté la mort, de l’autre la vie.



    Il y a poésie si le poème penche vers la vie. S’il penche vers le mouvement, le contre-point-de-chute. On ne donne pas le mouvement à son poème comme on donne la main à un aveugle pour traverser la rue. Dans ce type de don, il s’agit d’être aussi aveugle que celui qui va recevoir de vous. Car vous êtes sur le point de vous « dire de l’obscur »4.



    Bien souvent, le poème ne va pas si loin. On lui demande la lumière, mais c’est une lumière comme celle qu’attendent les mourants pour qu’elle les conduise au paradis. Car il y a des poèmes qui se contentent d’être beaux.

    L’homme sur lequel la mort tombe depuis le ciel, l’homme sans sa mort à l’horizon, c’est une allure seulement, comme un paysage n’est qu’un trompe l’œil si sa perspective présentée n’est en réalité qu’un mur peint. Ainsi de la fleur qui a éclot, s’il n’est aucun peintre pour la saisir, le seul mouvement qu’elle esquissera sera celui de faner. Mais si elle ne vient pas à faner, cette fleur, alors il ne sera même pas de peintre pour penser à la saisir, puisque la voilà qui serait acquise à l’éternité, sa beauté. Et ça n’est plus de la beauté, si personne n’en peut comprendre le prix.

    Ainsi, on ne pourra déduire de l’homme sa mort (ni plus encore son mal, sans quoi il n’est pas homme mais animal. Car s’il est homme, n’est-ce pas autant par sa lâcheté possible, par ce suicide toujours latent, cette tentation de l’abandon que par sa vertu ?). La recherche du mouvement éternel, ce n’est pas l’ambition de faire disparaître la chute, c’est de la rendre horizontale.

    Fuir la mort, n’est pas démarche de poète. D’ailleurs, comment pourrait-il y avoir, dans un être, quelque chose qui ne soit pas de lui, si cela, justement, vient de lui ; accuseras-tu le fruit d’être contre la nature de l’arbre, à cause de cela que le fruit empêche à la fleur de perdurer, laquelle fleur où tu vois la beauté de l’arbre, et donc sa raison d’être ? Mais il ne s’agit pas de donner au mal une justification qui provienne du mal lui-même. Car les larmes qui sortent après la douleur, coulaient déjà à l’intérieur du corps, comme le sang n’attend pas qu’on le force à sortir de la peau pour faire battre le cœur de l’homme. Il s’agit de faire couler les larmes comme coulent les fleuves.



    Il était dit : il n’y a pas d’homme mais seulement un devenir-homme ; pas d’humanité, mais seulement un devenir-humanité. Car que voudrait dire les droits de l’homme s’ils lui étaient acquis, d’avance ? C’est que « l’homme, il est humain à peu près autant que la poule vole »5. J’en viens au lecteur ; il faut considérer chaque lecteur comme un individu, auquel on applique la consigne de Voltaire. Il n’y a donc, pour moi, pas de lecteur, mais un devenir-lecteur. Et le premier mouvement d’un texte est donc : de tuer le lecteur.

    C’est qu’à laisser l’immobilisme gagner le corps du texte, elle viendra, la parole de la putréfaction, où se font entendre les complaintes de ceux qui ne se soucient plus que de mourir. A force de se complaire dans la fange de leurs blessures, ils en viennent à bénir leurs propres bourreaux. Et d’à la fois les aduler et les maudire. Pourtant ces grands blessés sont encore des graines dans tout leur devenir, car on ne condamne pas l’enfant qui n’a pas su voir d’intérêt à la leçon. C’est que, s’il ne s’est jamais trouvé devant la soif, que lui saurait faire ce puits où tu dis que se cache le secret de ses pères ? Ainsi de cette pierre précieuse qu’est le texte dont la valeur ne saurait justifier qu’il faille l’enfermer dans une vitrine.



    Tuer le lecteur, déjà, c’est le mettre en danger. Le faire tomber. Tuer le lecteur, ce serait plutôt : le créer. Mieux encore : l’innover. Le mutiler même, mais pour ainsi dire, il importe lorsque la chair est touchée, que la personne continue de connaître sa langue pour ne pas mourir comme meurent les chevaux au front, victimes inutiles et dont les cris ne savent que déchirer le ciel d’une douleur, qui semble, au loin, si inhumaine.

    Quand on astreint la parole à exprimer les besoins des hommes, c’est comme si l’on borne le langage aux sentiments qu’il est supposé véhiculer, c’est-à-dire qu’on a beau y trouver la syntaxe la plus exacte et la plus juste, le ton général, l’effet produit, n’en est pas moins grossier. L’écriture du besoin, c’est une science du statique, c’est une médecine au jour le jour. L’écriture est d’ailleurs moins un besoin qu’une exigence, qu’une « guerre » selon le mot de Mandelstam. On peut à ce sujet lire la note de sa compatriote Tsvetaieva : « Moi par exemple, j’ai mangé toute la journée, alors que j’aurais pu écrire toute la journée. Je n’ai pas la moindre envie de mourir de faim en 1919, mais j’ai encore moins envie de me transformer en cochon »6.


    […]



    Le poète constate la mort de son lecteur. Que fait-il ? Le poète qui découvre la mort de son lecteur, c’est le peintre qui découvre les couleurs, c’est le cinéaste qui sort du muet, c’est-à-dire que s’il s’écoute : il fuit.

    Le lecteur est mort parce qu’il s’est trouvé devant quelque chose d’impossible à lire, à un moment et un endroit donné. Mais le devenir-lecteur est encore là, qui attend quelque part, quelque quand, qui attend : son auteur. Et le poète se doit de le chercher. C’est le deuxième mouvement du texte : le contrepoint.

    Le contrepoint c’est la démarche de l’auteur vers un nouvel auteur. C’est la notion d’un dialogue doublé d’un héritage. Un héritage dont le sens est aussi bien à venir que contemporain que patrimonial. Le contrepoint c’est aussi la première étape d’un choix qui concerne les interlocuteurs du poème. Certes le poème parle, mais au nom de qui, et pour qui ?

    Le peintre qui a dompté la couleur, le cinéaste qui a dompté les dialogues, ont tous deux franchi une nouvelle marche : ils ont assumé. Le poète se doit d’assumer. Et il assume en prenant appui, dans sa chute/fuite, sur son contrepoint. Le contrepoint, pour imager, c’est l’horizon, ce sont les rubans.



    Ni la beauté, ni l’héritage ne suffisent à garantir la réalisation du poème, c’est que la beauté et l’héritage ne peuvent suffire. Que ce sont des combats perpétuels, des luttes qui ne sauraient s’accorder de repos, ou de relâchement. Ce sont des actes de culture, si l’on considère que « la culture c’est la lutte contre tout ce qui fait de l’art un luxe et de la beauté une aliénation et une provocation : c’est la naissance de l’éthique à partir de l’esthétique ». Et pour le poète, la lutte n’est pas un luxe.

    Il est poète celui qui vient pour donner à voir la préciosité des pierres, lui qui sait qu’il n’y a, entre celles dont il fera la maison de sa main d’œuvre et celle dont il parera le cou des statues de sa cité, seulement l’écart entre son plus modeste et son plus complexe instrument. Et il sait qu’il n’y a pas une science du prix des choses, mais que l’autre découle de l’un où se bâtissent les liens de chacun vers chacun. Car ce n’est pas de la beauté des premiers dont se nourrit la laideur de l’ensemble, mais c’est au contraire quand on ne met pas de différence entre les aliments que perd en consistance et en saveur le plat final.

    Ainsi je dis : accepte la mort du lecteur car c’est d’elle que vient le concept d’immortalité, rayon sans lequel il n’y a aucune ombre sous la tour que tu ériges. Et je dis encore : si tu bâtis une église sans y autoriser les pêcheurs d’entrer, tu n’honores la pierre que pour la gloire d’un dieu où il s’abrite déjà, c'est-à-dire que tu n’as rien fait. Et il n’y a rien de pire qu’une pyramide si elle n’est qu’accumulation géométrique d’un sang d’esclaves. Mais si tu fais de la ruine du corps humain une montagne de liens, alors tu fais vivre les seconds par-dessus le lit préparé par leurs aînés.

    Le troisième mouvement du texte est donc l’acte de civilisation. Sur le point auteur, le point lecteur et le contrepoint, le plan de travail peut être posé qui sera à la fois stable et en déplacement. On y pose, sable par sable, la terre d’écriture. Et la terre d’écriture est un désert. Un désert où l’horizon est alors une oasis, un beau mensonge à distance. C’est que dans le poème comme « dans chaque être civilisé », il y a « une part qui est faite de beaux mensonges, et si on la détruit, ce qui reste, c’est la bête »7. Celle qu’on enferme dans une cage pour la faire voir.



    Kwizera, Lyon, février 2008

    1 : Paul Celan, Atemwende
    2 : Voltaire, Dictionnaire philosophique
    3 : Paul Celan, De seuil en seuil
    4 : Paul Celan, Corona
    5 : Louis Ferdinand Céline, Mea Culpa
    6 : Marina Tsvetaieva, Octobre en wagon
    7 : Romain Gary, Europa

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