Archives du sériographe

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Notes pour une archéologie du signifiant fr série

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    Construire une cohérence

    Irpli
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    Message  Irpli Mar 4 Jan 2011 - 19:15

    16 août 2010


    Une série d'achats dont on ne cherchera pas les liens logiques : un pantalon, des chaussures, des chaussettes, trois assiettes, un bol, trois fourchettes, une petite cuillère et un couteau, deux cahiers (dont celui-ci) et deux stylos noirs (pointe rétractable). J'ai oublié le parapluie, ce qui est surprenant étant donné qu'il n'a fait que pleuvoir depuis le début de la journée. Une journée sans lien logique.

    J'avais prévu de sortir, d'aller sur Paris pour consulter internet. Éveillé tôt, j'ai dû partir un peu après 9h, vers 9h20 peut-être. Il s'agissait de n,e pas arriver trop tôt, avant l'ouverture du moindre cybercafé du quartier des Halles, par exemple. C'est déjà arrivé. S'il fait beau, ce n'est pas un problème. Mais ce matin, je crois l'avoir déjà dit, il pleuvait. J'ai pris une veste qui, en principe, est une veste de pluie, un genre d'anorak avec une capuche. Je ne sais plus si c'est à ce moment que j'ai regardé l'horaire du bus en direction du RER. Peut-être est-ce à un autre moment, quand je suis ressorti. J'ai marché dans la pluie en direction du RER. Je me suis rendu compte que j'avais mal au dos. Arrivé au RER, je suis entré dans la station. Je suis même descendu sur le quai mais l'attente était de plus de dix minutes. Je n'avais pas la patience, ou la force d'attendre. Je suis vite remonté. J'aurais pu profiter de ce passage aux Arcades pour faire quelques courses mais j'avais mon sac en bandoulière et je ne vais jamais dans ce supermarché quand j'ai mon sac sur moi. Ce n'est pas très rationnel mais c'est ainsi. Je suis ressorti par le quartier du Pavé Neuf, que j'ai traversé de part en part. Passé sous les Camemberts, dont l'architecture mi-antique, mi-futuriste a influencé mes rêves de façon certaine. La pluie n'a fait qu'augmenter en intensité. Comme je ne me repère pas bien dans le quartier, le retour m'a pris plus de temps que prévu. Je me suis rendu compte que mon manteau n'offrait pas de résistance sérieuse à la pluie. J'ai marché plus d'une demi-heure sous la pluie, à quelques minutes de chez moi au fait. Le reste de la journée n'a été qu'allées et venues à demi orientées. Vers midi, par exemple, j'ai voulu descendre les bouteilles de vin dans le local à poubelles et emmener, pour la première fois, des vêtements dans une benne spéciale que j'avais repérée, il y a longtemps maintenant, près du supermarché où je me rends habituellement. Le sac où j'avais entassé les vêtements à jeter était celui que je voulais utiliser pour mes courses.

    Dans le local à poubelles, manquait précisément le compartiment à bouteilles. Je suis remonté, j'ai pris le sac de vêtements, je suis allé sous la pluie (qui avait diminué d'intensité) porter mes vêtements au point de dépôt mais le conteneur a disparu. Il a dû être déplacé ou bien le dispositif a-t-il été arrêté ? Il a fallu que je rapporte mon sac de vêtements à la maison. Je me suis alors servi un whisky. J'ai mangé au whisky et l'heure de mon repas a coïncidé avec l'épisode quotidien de Derrick sur la 3. Je ne connaissais pas cet épisode. Un groupe de retraités qui fomentent un cambriolage. L'un des vieux est un ancien employé d'une boîte dont le coffre-fort est mal protégé. L'autre est un ancien de la police. Il a des contacts dans la pègre locale. Un troisième est un ancien acteur de théâtre, excessivement lyrique et expansif. Il y a une femme avide d'argent également, dans ce petit groupe de retraités désargentés et désabusés de la vie.

    L'ancien policier a des connaissances dans un bar à entraîneuses. Mal accueilli par une hôtesse qui doit être la maîtresse du patron, Émile, il la rabroue virilement et son homme ne la traite pas mieux. Avec celui qu'il appelle « inspecteur », ils sont sur un coup.

    L'ancien employé s'est assuré que rien n'avait changé dans sa boîte. Ni le coffre-fort ni les rythmes de ronde du gardien de nuit. Il a joué son propre rôle de retraité désœuvré pour quémander auprès du jeune patron de l'entreprise un poste de gardien. Le directeur l'a écouté, embarrassé, lui a fait don de 100 Deutschmark et lui a expliqué que le poste était pourvu, que le gardien était toujours le même et qu'il faisait toujours ses rondes à une heure d'intervalle dans la nuit.

    Émile joue donc le rôle d'intermédiaire entre les retraités et deux jeunes gens qui sont, de toute évidence, des professionnels du cambriolage. Avec les éléments que fournit l'ancien employé, l'affaire semble aisée. Les malfaiteurs disposeront de soixante minutes pour accomplir leur forfait.

    Les choses se dérouleront de façon plus tragique cependant. Le jeune chef d'entreprise est un amant fougueux et il s'attarde, le soir venu, avec une de ses assistantes. Le gardien a déjà fermé le bâtiment. Il le fait redescendre pour qu'il lui ouvre la porte. Le vieux gardien plaisante sur ces « heures supplémentaires » qui laissent des traces de rouge à lèvres. Précisément, la jeune femme se rend compte qu'elle a oublié dans le bureau... une boucle d'oreille.

    Galant homme, le jeune chef d'entreprise court la rechercher. Or, les deux malfaiteurs sont déjà infiltré depuis longtemps dans les locaux. À l'heure qu'il est, ils sont occupés à percer le coffre-fort.

    Dans la pièce d'à côté, le directeur finit par retrouver la fameuse boucle d'oreille. Il entend un bruit suspect. Sa première réaction est d'éteindre la lumière. Il écoute. D'autres bruits se font entendre. Il acquiert la conviction qu'il se passe quelque chose d'anormal. Aussi redescend-il précipitamment pour alerter le gardien et lui ordonner d'aller voir ce qui se passe. Le gardien arrive sur les lieux au moment où les cambrioleurs découvrent, dans le coffre, une impressionnante rivière de bijoux. Les professionnels, quand ils voient le vieil homme les menacer d'un revolver pas même armé, l'abattent sans l'ombre d'une hésitation.

    Le petit groupe apprend par le journal le déroulement des événements de la veille. Le remords ne les assaille pas, au contraire. Blessés par la vie, ils estiment que ce butin leur est dû. Ils reprennent vite contact avec les jeunes malfrats, par l'intermédiaire du proxénète avec qui l'ancien « inspecteur » est resté lié. Et multiplient les imprudences, tandis que Derrick entre en jeu.

    Il n'est pas long à apprendre la venue de l'ancien employé dans le bureau du jeune directeur, le jour même où le meurtre a été commis. Ou la veille, peut-être. Et quand il fait la connaissance du vieil homme et de ses amis, il note bien des éléments de suspicion.

    Très vite, Derrick acquiert la conviction que le groupe est lié au cambriolage. D'autant qu'ils se trahissent par des achats irraisonnés. Mais l'ancien policier veut montrer à Derrick qu'il domine la situation. Il sait que Derrick n'a pas de preuve contre lui. Il s'engage alors un combat moral entre l'inspecteur et son « collègue » retraité, un collègue qui tente par tous les moyens de convaincre Derrick qu'ils sont du même métier de la même famille, du même bois peut-être ? Mais Derrick sait que les complices cèderont. Il les suit à la trace. Il leur ramène la veuve du gardien, qui croit avoir affaire à de charmantes vieilles personnes. Finalement, c'est l'ancien policier qui craque. Qui ne parvient plus à refouler la vérité.


    Construire une cohérence 993_DERRICK

    En regardant l'épisode, j'ai composé une courte pièce pour guitare. Ça non plus, ce n'est pas très logique. Je compose peu pour la guitare seule. Comme si je me sentais oppressé par un système harmonique induit par l'instrument, emprise qui m'apparaît, pour d'obscures raisons, infiniment moindre sur la guitare basse. La fin de l'épisode a cependant marqué le signal d'une nouvelle sortie (les courses) qui serait suivie d'une autre (la dernière) à l'occasion de laquelle, d'ailleurs, je devais acheter ce cahier-ci.

    Une journée en yoyo, comme je devrais presque les aimer. La pluie, je l'ai aimée, ce matin elle a été d'une puissance rare. Je m'y suis englouti. Mon corps était tout entier enveloppé d'eau et j'ai dérivé sous la pluie la plus insistante du monde avec une joie secrète, une joie rentrée.

    Finalement je ne suis pas allé à Paris. C'est assez de cette ville. Je n'ai pas consulté mes mails (je n'ai plus internet ici). J'ai lu un « Gore », Saison de mort de Jack Ketchum (il me semble) avoir avoir terminé, hier, Tu enfanteras dans la terreur. Qui est plutôt un thriller qu'un gore. Saison de mort semble plutôt tourné vers le cannibalisme. Son écriture par contre semble droit sortie d'un atelier d'écriture. L'auteur enchaîne mécaniquement l'évocation d'un passé x avec un retour standardisé à la narration sur le modèle à peine décliné : « À cette pensée, il / elle sourit ». C'est incroyablement niais. Un genre de mime du roman-photo. Dans un roman de genre gore, ça ne fait pas sérieux. Heureusement, tout annonce l'anthropophagie dans ce roman. Elle est toujours l'occasion de rituels étranges et en décalage par rapport à la civilisation. Elle implique souvent une genèse calamiteuse et fantastique. Elle instruit un certain rapport à l'autre, bien sûr.

    Rien ne sera logique. Ni les œufs sur le plat, agrémentés des quelques pâtes qui restent de ce midi, ni le western comique et subversif diffusé par Arte, où les femmes crient « Émancipation ! » au milieu des cowboys.

    Un film sans logique. Il y est question de whisky. J'ai arrêté de le regarder. Je suis retourné à Saison de mort dont le style est véritablement mauvais. Je reprends une page : « Il pensa à... » Ces crétins de protagonistes ne font que penser ! À tous les coups, les cannibales vont se trouver avoir de graves problèmes sentimentaux ! Il faut dire que, depuis Massacre à la tronçonneuse, l'étudiant s'adonnant au camping est devenu le plat familier de tout fermier américain. Au début, on a le frisson, on ne pense plus qu'à ça. Et puis, très vite, le quotidien reprend le dessus. On se fait tacler par le conjoint, on souffre intérieurement. Les hurlements de vos victimes quand vous découpez une tranche ou deux pour le repas du soir, taillant dans la jambe sans y réfléchir, ne font que mettre en musique votre drame intérieur, intime. Bientôt, les étudiants sacrificiels encore vivants, plongés dans l'effroyable demi-conscience de ceux qui vont être mangés, assisteront à des scènes de ménage en pagaïe. « Tu ne m'as jamais aimé ! » Ou encore : « Tu ne penses qu'à la nourriture, à la chasse ! » Ou, plus graveleux : « Ne me dis pas que tu as coïté avec notre repas de ce soir ! » Ou bien : « Comment ? Tu as osé me servir de notre odieuse voisine et tu as cherché à me faire croire qu'il s'agissait de la charmante touriste aux jambes fuselées que nous avons croisée à la station-service ? »

    Les stations-service sont des endroits très fréquentés par les fermiers anthropophages de l'Amérique profonde. C'est à savoir.

    Je n'avais pas prévu de me rendre en Amérique, pour ma part. Je suis d'une époque (Tchernobyl) où l'inscription sur le passeport d'un visa soviétique interdisait au voyageur l'accès aux USA. On se gaussait ouvertement, en France, de ce fameux questionnaire que tout étranger devait remplir en répondant à des questions du type : « Avez-vous l'intention de commettre un attentat contre le président des États-Unis d'Amérique ? » Et rien sur les fermiers anthropophages.

    Je ne pense donc pas les rencontrer. Je ne pourrai rien dire de leurs problèmes sentimentaux mais déjà, Jack Ketchum semble avoir pris le créneau. Il était sur place. Il a pu recueillir les témoignages, les confidences des protagonistes. A-t-il goûté de l'étudiant(e) ? Évidemment, quand on revient d'une expédition pareille, on ne peut pas tout en révéler. Le monde serait désagréablement surpris. « Vos cannibales ne sont vraiment pas fréquentables ! » Certes. Mais vous préféreriez qu'ils se comportent comme chez Ketchum, plongés dans des délires sentimentaux ? « Un jour, ils avaient mangé le foie de leur victime alors qu'elle vivait toujours. Le cannibale eut un sourire à cette pensée. » D'un point de vue littéraire, il est plus sain qu'une relation amoureuse tourne au cannibalisme que le contraire.

    Ceci n'explique pas mes bizarres achats d'hier, qui doivent bien répondre à une logique cependant. Celle, déjà, d'avoir immédiatement suivi l'épisode de Derrick. Celle, sans doute, d'avoir paré à l'absence. Voyons si c'est le cas : le pantalon, pour parer à l'absence ? Ce n'est pas évident, même si le pantalon est noir (ce que je voulais éviter, d'ailleurs). Des chaussettes, plus suspectes dans leur mode d'acquisition, proches de l'énervement. Mettons qu'elles aient eu vocation à parer à l'absence. Les cahiers, ce pourrait être une confirmation de la tendance. Un cahier, c'est une arme de guerre. Les couverts (trois assiettes, un bol, trois fourchettes, un couteau, une cuillère) obéissent à une stratégie d'équilibre ambiguë : s'agissait-il réellement d'ajuster la proportion de chacun des ustensiles dans une rotation sérielle des repas ou de préparer en secret une réception, dont les invités ne seront dévoilés qu'au tout dernier moment ? Les chaussures, enfin, sont trop petites. L'achat est regrettable à tout point de vue. Si elles doivent servir, ce sera pour une occasion indéterminée. On ne saurait dire, finalement, si ces achats ont eu vocation à parer à l'absence mais il est presque assuré qu'ils ont voulu répondre à l'indétermination de ma situation morale, au moins psychique.

    Certains épisodes sont des commencements. Ils ne le sont pas par nature cependant et parfois il faut les forcer un peu. Le caractère anecdotique d'un événement x ne le prédispose sans doute pas à en faire un fameux incipit mais l'obstacle n'est pas lourd à lever, notamment si l'on prend le parti d'un certain réalisme, prenant très au sérieux, par exemple, le rôle de l'accident dans la marche des événements. « Le conteneur à vêtements avait été déplacé, peut-être supprimé ». Ici, toute l'intrigue repose sur le caractère inaugural de cette tentative de porter des vêtements jusqu'à un conteneur qui, réellement, n'existait plus. Réellement, avait-il existé ? C'est peu probable, maintenant que j'y pense. Je ne sais pas bien ce qui a existé ou non au cours de ces dernières années. Je pourrais seulement dire ce qui n'existe plus.

    Cette obscure série d'achat n'était sans doute qu'une façon de dire ce qui n'est plus. J'ai remarqué hier soir, au moment où je reposer ce cahier pour éteindre la lumière, que l'énumération initiale de ces acquisitions était incomplète : il manque les chaussures. Or, les chaussures représentent le point critique même de cette opération dont la logique s'est constituée au-dehors de moi. Des chaussures prétentieuses mais à bas prix – et trop petites, au final. Qu'y a-t-il de pire au monde que de commettre tant d'erreurs dans l'achat d'une seule paire de chaussures ?

    La pluie peut-être. Elle tombe depuis la fin de la semaine dernière avec une persistance automnale. Elle a détruit l'été d'un coup, laissant penser qu'il ne reviendrait jamais. On a sifflé la fin de la récréation, ainsi. Le temps, désormais, vacille entre le gris passé de l'automne pourrissant et les teintes de givre de l'hiver infernal. La part de jour s'amenuisera inexorablement. Pas un temps à faire du camping, vraiment. Les paysans du Maine sen seront pour leurs frais.

    Je n'ai pas réussi à aller plus loin dans ce livre qui, statistiquement, se lit en deux heures car c'est la durée normale de lecture des ouvrages de cette collection, calibrés sur 150 pages (seule la taille de la police de caractères varie). J'en ai lu un paquet l'année dernière. La lecture d'un « Gore » coïncidait assez exactement avec les trajets que j'effectuais, régulièrement, en train. En sorte que la normalisation de cette durée se déclinait sans difficulté sur mes autres trajets, tels que le RER (4 x 30 mn), le bus et le tramway (45 + 15 x 2) ou même sur la lecture d'avant-sommeil : il est 21h, si je lis ce « Gore » de bout en bout je m'endormirai )à 23h.

    Mais ce livre de Jack Ketchum me tombe définitivement des mains. Je suis capable de la plus grande bienveillance à l'égard des « Gore ». Dans l'un, l'amateurisme du style est compensé par une invention ingénieuse. Dans l'autre, la stéréotypie de l'ensemble n'empêche pas la composition de beaux tableaux. Dans un troisième, c'est la caractérisation des personnages qui est médiocre. Mais là, ce n'est pas vraiment un obstacle. Au contraire même. La caractérisation est une des plaies parmi les plus purulentes qui puissent affecter le roman.




    Dernière édition par pascal le Mer 5 Jan 2011 - 9:03, édité 2 fois
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    Message  Irpli Mer 5 Jan 2011 - 7:25

    22 août


    C'est ainsi que la lecture de romans conduit à l'écriture du journal. Ce qu'on appellerait une incidente.

    Où tout se conjoint. Sur le chemin des Coquetiers, quand je passe sur le pont, une femme m'interpelle. « Bonjour ! » Une Africaine, la quarantaine inquiète. « Tu te souviens de moi ? » Je la regarde. Son visage m'est inconnu. J'imagine une collègue oubliée ou une camarade d'école. Voyant que je reste sans la reconnaître, elle me vouvoie. « Vous ne vous souvenez pas de moi ? On est sortis ensemble, un soir. Et on est allé chez votre mère. » Je répète, un peu stupide : « Ma mère ? » Je pense surtout que ma mère est morte et je me demande pourquoi elle me parle précisément d'elle. Je demande (plus stupide encore) : « Où ? » Elle ne répond pas. Son visage est inexpressif. Je tente une autre question, toujours plus idiot : « Et qu'est-ce qu'on a fait ? » Elle : « L'amour ! » Elle n'attend déjà plus de réponse. Je m'excuse, je ne me souviens pas. Elle repart.


    23 août 2010

    Cet étrange incident indique bien que le journal doit repartir, même si l'on ne sait pas où. Journal de qui – la question ne se pose pas, ce n'est pas un « journal mondial ». De quoi – voilà qui semble plus opaque, même si une évidence m'apparaît ce matin : dans la grisaille du jour, c'est le septembre qui se signe. Je me souviens qu'une année, septembre a été très ponctuel. C'était en 1995, sans doute. J'attendais le bus à Bondy Nord. L'évidence de septembre en ce 1er du mois m'est apparue avec une folle intransigeance. Comme un journaliste de la télévision qui ne dirait même pas : « Sans transition maintenant nous passons au sport avec la victoire du Spartak de Moscou à Montevideo, hier soir. » Mais seulement : « Le roi est mort. Les Russes ont gagné le match d'hier. Demain les températures descendront encore. » Un défilé d'images bizarres, sans lien avec rien, accompagne le débit trop rapide des présentateurs. Nous voilà en septembre, donc, au 23 août précisément. Sachant que, lundi dernier, nous étions en novembre, c'est une amélioration notable, il me semble. Même si, hier, c'était la bizarre épaisseur d'un mois d'août imparfait qui avait effectivement prise. Ma rencontre d'hier, c'était toute la bizarrerie imparfaite des mois d'août dans une rencontre. Et la soirée d'errance aux Halles, une « expérience » ? Uh, uh.


    26 août 2010

    Et même : une série de gestes dont on ne chercherait pas à dénouer les liens logiques (au contraire). Sortir, toujours sortir, peut-être même tenter de sortir de sortir (je sors). D'où les successions de séquences faites de demi-tours, de volte-faces, presque jamais d'hésitation.

    Aller à l'événement, même microscopique. C'est ainsi qu'on retourne rue des Francs-Bourgeois, en passant par la rue Pavée, pour retrouver les lieux d'un crime déjà reconstitué lors que sa commission. On peut même supposer que le lieu n'était pas celui-là. Indice : une disparition de banc.

    Des lieux où je faisais étape. Il y eut le Centre culturel suisse, mais également l'Institut suédois, un gros bâtiment à l'antique. Les deux jardins publics. L'un en face de l'Institut suédois. On y a installé des bornes wifi. L'autre, je l'ai retrouvé par surprise. Je m'y suis installé, un instant. Comment on est en début de soirée, des enfants y jouaient, sous l'œil de leurs parents. Le jardin public était animé, un spectacle plaisant. Mais le gardien est survenu prématurément pour annoncer sa fermeture. Les gens étaient offusqués et inquiets. L'homme a expliqué que l'ordre lui venait de sa radio. Il ne pouvait qu'obéir et donc évacuer ce qui, l'instant d'avant, était un havre de paix et de bonheur. Pour ma part, je suis parti sans attendre et j'ai poursuivi mon chemin jusqu'au Centre culturel suisse. Je me suis rendu compte, un peu plus loin, de la disparition d'un banc où je m'étais posé, à une heure voisine de celle-ci, au cours d'un été vieux de dix-huit ans.

    Y a-t-il un lien logique entre ces différentes actions ? Sans doute l'ensemble ne constitue-t-il pas un délit de non-sens au même titre que l'achat de divers objets dans un supermarché qui a donné lieu à l'ouverture de ce cahier qui faisait lui-même partie de la série abrupte d'achats de ce lundi triste, qui avait commencé si je me souviens bien par une bonne saucée, aux environs de 9h, une averse telle qu'en une fraction de seconde, mon corps complet fut englouti à travers même une fameuse « veste de pluie » dont je me suis aperçu à cette occasion qu'elle n'était d'aucune étanchéité.

    En revanche, il doit y avoir un sens à la reprise du livre de Ketchum qui tout à coup est devenu fameux. L'action s'est enfin engagée et les accès de lyrisme qui endommageaient l'introduction ont cédé la place à une description sobre de tourmentes inventives. Une jeune fille a été suspendue à un arbre par les pieds pour y rester suspendue toute une partie de la nuit. Ouf ! Cannibales ou victimes, les protagonistes n'ont plus l'occasion de se laisser aller à la nostalgie. On ne peut pas exclure la possibilité d'une rechute. Si le sang de la jeune fille n'est pas de la qualité attendue, par exemple, il est probable que les plus âgés de cette petite tribu (qui semble majoritairement composée d'enfants indisciplinés) se rappelleront des délices de breuvages plus consistants qu'ils avaient obtenus, peut-être, d'étudiant(e)s du Middle West. Et de conserve, se remémoreront cette époque heureuse et auront un sourire, à cette évocation.

    Actuellement, rien de ce type à déplorer, pourtant. Mais une inquiétude, une intenable angoisse à sentir planer l'ombre de la nostalgie, d'une nostalgie matérialisée sous la forme d'un nuage gluant qui se déplacerait à hauteur d'homme et envelopperait les malheureux fermiers, les misérables étudiants et même les policiers, survenus trop tard sur les lieux de l'horreur. Non seulement les victimes ont été sérieusement entamées par le festin anthropophage mais les uns et les autres sont englués dans un nuage de nostalgie et de mélancolie. Les policiers sortis de leur voiture sont assez vite corrompus par le nuage hideux qui les paralyse, les asphyxie, leur dévisse un peu la tête pour la pencher en direction du ciel, qu'ils puissent souffler comme des bœufs, en transpirant sous la pression nostalgique d'une évocation x. En sorte qu'à cette pensée x, ils auront un sourire.

    Voilà pourquoi, peut-être, je bois de plus en plus. Ne croyez pas que je sois nostalgique. Je m'y refuse. Ou, s'il est question de nostalgie, eh bien ! Qu'elle soit structurale ! C'est sans doute pourquoi il y a eu ces promenades sauvages, ces achats même pas compulsifs mais hétéroclites, ces actions délirantes. Autant de commissions qui ne devraient pas constituer un crime, cependant.


    29 août 2010

    Je n'ai pas poursuivi la lecture du livre de Jack Ketchum. Je suis seulement resté sur l'excellente impression des dernières pages lues. Du coup, pas de poursuivre du cahier non plus. La rétrospection de jeudi dernier me paraît loin enfoncée dans le passé, alors qu'elle remonte à trois jours seulement. C'est aussi que la promenade a été conforme en tout point à ce qu'elle a toujours été, en ce point de Paris précisément. Étrange sensation du lieu et du moment. L'impossibilité qu'un lieu puisse ne pas être un moment. Aujourd'hui (dimanche) je passe en bus au-dessus de la Marne. Seul. Il faut dire (se dire) que le lendemain...

    a toujours lieu ?
    prise ?

    Certes. Mais le sérialisme croisé du lieu et du moment distingue nettement intensité et densité (toutes les réalités ne se comportent pas ainsi). L'intensité d'un moment-lieu, sa force – sa brutalité. Sa densité, qui est d'abord une densité-temps, une densité en temps.

    Ainsi approchons-nous une structure subjective sérielle de la mémoire, des charges mémorielles qui s'enclenchent avec prédilection – dans la promenade. Le trajet de hasard et de reconnaissance. Des lieux, traversés de moments « à revivre » ou non.

    Que tu le veuilles ou non, pour autant, il y aura du revivre partout où tu iras. Si ce n'est le même lieu, tu retrouves les fonctions, les vecteurs de ta vie, ils te conduisent. Tu les jauges. Ils te rappellent. Et la comparaison qui baigne dans la nostalgie – dans des nostalgies, née de flaques gravitant près du sol, plus ou moins éthérées ou stables, consistantes, tangibles.

    La promenade est le rouage essentiel de cette machinerie qu'on pourrait dire expérimentale, si ce mot avait encore quelque sens. Elle a un corollaire, le journal. Ensemble, ils constituent un processus mémoriel objectif et objectivement sériel. Ouf ! Je suis enfin rentré dans une « démarche » conceptuelle. Disons plutôt – une promenade conceptuelle. Il peut être ennuyeux de poser une série de questions sans répondre à aucune, même si l'on tente de faire diversion en s'adonnant à des lectures malsaines, gore, dont les protagonistes principaux sont des fermiers anthropophages du Maine qui boulottent nostalgiquement de l'étudiant(e) en se remémorant un âge d'or perdu, un temps où ils n'étaient pas des cannibales peut-être. Là, un petit groupe de garçons et de filles intervient. Eux aussi carburent à la nostalgie, voyez ? « Nous serons dévorés par les fermiers mais baignant dans la nostalgie. » Certes, eux ne rêvent pas d'une époque perdue pour tout un peuple. Ce sont leurs amours passées qu'ils pleurent dans la confusion. La nostalgie n'empêchera personne de dévorer personne mais elle n'empêche pas non plus certains rapprochements entre garçons et filles. Enfin, les personnages cessent de penser.


    31 août 2010

    Terminé le livre de Jack Ketchum aujourd'hui. Il s'en est fallu de peu que j'abandonne un livre qui me semblait excessivement sentimental (pour une histoire de cannibales, tout de même). Or, une fois passée la laborieuse mise en place, le récit est devenu tout à fait convaincant. J'ai donc poursuivi cette histoire en notant, çà et là, les inflexions sentimentales qu'elle gardait jusque dans ses épisodes les plus sanglants.

    Construire une cohérence Gore25



    Dernière édition par pascal le Mer 5 Jan 2011 - 8:55, édité 1 fois
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    Message  Irpli Mer 5 Jan 2011 - 7:27

    1er septembre 2010


    L'épisode d'hier soir, je n'ai pu le noter tant il m'a choqué, je crois. Je me suis retrouvé dans le RER comme un accidenté qui tente de reprendre le cours de ses activités normales alors qu'il est atteint de graves blessures dont il ne se rend peut-être pas compte. Tout son esprit est accaparé par l'idée de remettre ses affaires en ordre et de finir ce qu'on avait à faire. L'évidence de l'accident ne s'impose que progressivement, non par la blessure mais par la vue de l'extérieur accidenté. Comme le nourrisson qui n'a pas encore conscience que ses bras lui appartiennent, l'accidenté ne se voit pas blessé. Son organisme ne lui a pas encore transmis les éléments de la douleur. Sa pensée n'a pas reconstitué la cohérence de la situation.

    Eh bien ! Il faut admettre que c'est l'état dans lequel j'ai écrit les dernières lignes de la veille. L'accident ? La pointe du stylo plume s'est cruellement enfoncée dans ma paume, par une maladresse qui a fait se renverser le stylo plume à l'intérieur de ma main, qui s'est abaissée stupidement pour se saisir de ce qui lui échappait. J'ai senti sans retard la sensation pénible et un peu ridicule de cet enfoncement. L'espace d'un instant, j'ai envisagé que l'incident pût être grave. Qu'il fallait qu'on opérât cette main, peut-être même qu'on m'en amputât. Je regardais la paume : un point noir assez épais marquait l'impact de la pointe. L'encre s'était diffusée sous la peau, comme un tatouage. L'infection est probable. La combinaison de l'encre avec le sang est plus certaine encore.

    Ainsi, cet épisode qui n'a de gore que la perception que peut en avoir ma main a-t-il coïncidé avec les dernières pages de Saison de mort de Jack Ketchum, dont les premières pages m'avaient inquiété, du fait de l'expression sentimentale qui était pauvre et mécanique. Ce Jack Ketchum est un bon narrateur dès lors qu'il passe à l'action. Alors, tout s'équilibre. Si l'on perçoit encore çà et là quelques pointes de mélancolie, ce ne sont que les vagues rappels d'un monde deux fois perdu (pour les jeunes touristes, pour les fermiers anthropophages). Trois fois, même, si l'on compte que les fermiers anthropophages perdent le leur deux fois, l'ordre des choses s'effondrant avec l'irruption du groupe d'étudiants, pourtant parfaitement équilibré (deux garçons et deux filles, un garçon en numéro complémentaire – celui-ci se fait manger très vite).

    Il a fallu que j'écrive quelques mots pour signaler la fin de ma lecture. Mais j'aurais été bien incapable de décrire ce qui était l'événement réel de cet instant. Un incident mineur, certes. Mais qui promet de laisser une trace indélébile sur ma peau.

    Alors je poursuis mes actions barbares, marginales, comme un fou. Situation étrange, un purgatoire ? C'est bien le sentiment que j'ai de ce présent préparatoire. Une préparation de folie en vérité. J'explore les marges.

    Ceci serait, à contre-cœur peut-être, un journal des marges. Avec les marges, on capture les branchules qui permettaient, il y a si longtemps, de toujours retenir de basculer dans le vide. Miraculeuses branchules qui n'existent plus. Il reste un précipice – et des marges. Ce qui se passe est autre chose que le repli. Je ne sais le nommer, sinon à travers cette notion de marge, née de périphéries, des bornes, des limites. Les marges, on pourrait les imaginer comme des cercles concentriques qui ne cessent de s'éloigner d'un centre déjà disparu. Mais à quel point les marges peuvent-elles êtres dites concentriques ? Si tu te noies dans la 14e onde, as-tu encore conscience de l'espace circulaire, dont la circularité désorganisait invariablement le « centre » ? Tout se peut.

    Si ce journal était celui des marges, il y aurait sans doute lieu de les distinguer pour les cerner. Il faut que ce cahier soit à la marge des marges, peut-être, pour accéder au point moteur de l'action journalière, son abstraction.


    Construire une cohérence Baignol_07

    03 septembre 2010


    Épouvante, puis horreur, puis gore – pour rester dans la marge.

    Qu'il y ait marge et marge ne fait pas l'ombre d'un doute.

    C'est pourquoi elle se déplace, laissant une trace au sol. Comme une larve, un escargot.

    La marge de l'horreur – la monstration et la fascination de la torture – s'est déplacée. Le gore grand public est brutal et morbide. Ne laisse dans ses confins que la réalité (celle du snuff, celle de Mort en direct autrefois déjà). Une pornographie morbide.

    Une autre marge se dessine – cinématographique celle-là. Un cinéma des marges – traditionnellement celui de l'horreur et de l'épouvante – ayant cédé la place à un cinéma épicentrique – le gore – alors qu'il en était, initialement, une marge.

    L'artisanat a fait place à la grande industrie. L'artisanat est le métier des marges.


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    Message  Irpli Mer 5 Jan 2011 - 9:00



    28 septembre 2010

    La série des actions incohérentes n'a pas pris fin, au contraire elle s'est dédoublée. Qu'on en juge par le menu : je me suis successivement abonné à la piscine et à Beaubourg. J'ai fréquenté frénétiquement la piscine pendant deux ou trois semaines. Beaubourg, je n'y suis allé qu'une fois. Au lieu de ces saines activités, je suis resté chez moi. J'ai entamé une mise en cartons qui s'est interrompue brutalement. Ce cahier-ci, je n'y ai pas retouché depuis quelque chose comme deux semaines et je me suis inscrit sur Twitter. J'ai fait de vagues rencontres, des rencontres troubles. J'ai bu du vin et du whisky. J'ai écouté en boucle des albums de Blue Oyster Cult – c'est ce que j'ai fait de plus cohérent, je crois. Tout cela pour échapper à l'effroyable sensation de vide qui m'habite. Je ne dirais pas complètement : en vain. Il est possible qu'une part de ces tentatives désabusées soit comme des passerelles jetées, en direction de l'avenir. Mais il faut reconnaître que la série complète de ces actions a eu peu de mérite. J'oubliais les concerts, cette autre frénésie. Bien qu'il soit heureux que j'aie pu assister à une représentation du Drumming de Steve Reich. Mais ce concert où l'on donnait La nuit transfigurée, quelle plaie ! Je n'y étais pas à ma place. J'y étais seul. Nul ne me pardonnera rien.

    À cette série générale d'incohérences notables, il faut encore ajouter une entreprise désespérée, bizarre, de reconstitution d'écrits de jeunesse. Voilà encore comme les choses se sont déroulées.

    Il y a eu les Notations. Elles se sont closes de façon très régulière, avec des poèmes d'un format relativement ample ( « La condition textuelle », « Le rite du ciel »). Et puis j'ai repris L'horreur du sol, journal du début de l'année 1996 – journal-autobiographie puisque ce cahier se complaît principalement à ressasser la chute survenue quatre ans plus tôt. J'ai repris le cahier précisément au point où je vociférais contre celle que je tentais d'oublier, à cette époque : « Je propose que tu gicles de ma tête », clôturant la séquence sur une expression qui devait rester quelque part inscrite dans un coin de ma tête, le peu oubli.

    Le peu oubli, c'est l'un des cycles qui composent les Notations. Ce n'est pas une coïncidence. C'est un genre de réminiscence. Mais quelle main sûre s'est abattue sur ce cahier, à la page même où figure l'expression incriminée ? La mienne, qui n'était pas la mienne à ce moment. Et qui la contrôlait ?

    Une fois ce cahier bouclé (ou sa retranscription), je me suis plongé dans les cahiers de 1990-1991. J'ai élargi aux textes de cette époque, puis je suis remonté à la prime jeunesse de mon écriture : Pyramides urbaines, ce carnet que j'ai appelé Trippin Paris (mais le titre ne convient pas), et puis... plus rien. J'ai repris la lecture des « Gore ». Deux titres excellents : Aux morsures millénaires d'Axelman et Bruit crissant du rasoir sur les os de Corsélien. Je cale sur Andrevon, trop verbeux, trop maniéré à mon goût. Et puis... je me suis acheté un téléphone portable en poursuivant des conversations érotiques avec une femme que je ne connais pas. Vraiment. La cohérence m'échappe de mes propres faits et gestes. Tout ce que je sais, c'est que je puis me pardonner. Vraiment ?

    Sans doute que je le puis. Aujourd'hui, cela m'est plus facile qu'autrefois. J'ai ma conscience délabrée pour moi. J'avance dans le temps et l'air qui m'enveloppe me paraît pétri dans mes propres blessures. Ce sentiment de lancinantes blessures qui enveloppent l'air du temps (alors que vingt ans auparavant il était doux et fluide) ne me permettra pas de juger de ma vie, si elle est « mauvaise » comme on dit. Ce qui devrait rejaillir sur le monde environnant. Est-ce que je sais encore ce que je défends, si même je défends quelque chose ? Et quoi, quoi donc ? Le texte mal ficelé auquel je me réduis, à peu de choses près ? Je vois bien, pourtant, qu'il est aussi indéfendable que moi. Il me ressemble. Mal foutu, détraqué, un peu pervers... En sorte qu'on puisse dire, dans un souffle de dépit : « Tout de même, il y a eu de beaux moments... » Oui.

    Les derniers épisodes de Derrick diffusés par France 3, je les avais déjà vus. Celui d'aujourd'hui est particulièrement touchant : une jeune fille abusée par son père et qui trouve refuge chez un homme de quarante ans, un ethnologue à ce qu'il me semble, qui la prend sous son aile. Quand le père rentre aviné, il éprouve le besoin de posséder sa fille. La mère, avec l'aide du patron du bistro où le père a ses habitudes, a conçu un stratagème. Quand le père a trop bu, le cafetier appelle la mère pour que sa fille aille se réfugier chez son bienfaiteur, qui l'aime d'un amour platonique. La parade est bien rodée mais le risque est maintenant que l'homme s'en prenne à la plus jeune de ses filles. Ce qui n'arrivera pas car on le retrouve, un soir, mort, tué d'un coup de couteau, dans l'entrée de l'immeuble. Derrick mettra du temps avant de reconstituer la mort du père, tué par sa propre fille en fait, alors que très logiquement, on pouvait soupçonner ce bienfaiteur idéaliste car l'idéalisme est une des pentes qui conduisent au crime (pas seulement dans Derrick, d'ailleurs. Ainsi l'épisode se termine-t-il positivement puisque le déroulement de l'action n'est pas celui d'un meurtre prémédité mais au contraire d'un acte de légitime défense. C'est le père qui a sorti ce satané couteau !

    Bref, il faut bien que j'admette que je ne recherche pas réellement la logique mais plutôt le lien illogique entre toutes sortes de séries de choses. Je note leur coïncidence. Il faut des écarts. Écarts divers : entre les domaines d'usage d'achats au supermarché, entre des pratiques culturelles ou sportives sporadiques, entre des tentatives diverses mais dont il faut bien admettre qu'elles se résolvent toutes par le même degré d'inertie. Tout cela est bien âpre.


    29 septembre 2010


    Je m'aperçois que ce cahier commence à être endommagé. Il a pris l'humidité, la reliure en spirale se déboîte vers le milieu. Jusqu'où ce cahier pourra-t-il encore aller ? Et moi ? Je me suis aperçu avec stupeur que j'avais ouvert ce journal le 17 août, c'est-à-dire : deux jours après le 15 août. Je pensais l'avoir initié en septembre. Comme s'il avait fallu que se manifestât une zone de confusion supplémentaire entre deux mois que tout oppose pourtant, août et septembre. Qui devrait aggraver, en principe, le peu de cohérence qu'on accorde à ce qui prétend s'inviter dans ce cahier.

    Le principe d'un cahier de peu de cohérence est-il tenable ? Doit-il prendre la forme nue d'un soliloque aporétique qui peinerait à regarder autour de lui pour agripper à des réalités fragmentaires, des détails futiles de situations tues, car nul ne sait – nul ne saura – si j'écris effectivement ces lignes dans le RER, par exemple, dans un train calme en fin de matinée.

    L'essentiel, on l'avait noté déjà, il y a bien longtemps, reste de préserver (prolonger ? Sauvegarder ?) le principe même de la noyade. Sachant (je me répète) qu'« aucune vérité ne surgira de la fenêtre ». Ce qui peut paraître embarrassant ou, au contraire, réjouissant.

    Une interprétation de la Sérénade de Schoenberg par Bruno Maderna me paraît, d'un coup, si légère et chantante que je voudrais l'entendre au concert, plutôt que sous une forme enregistrée. Même si, précisément, l'interprétation de Maderna est elle-même la source de ce désir abrupt. Une interprétation très souple, oui : chantante. La dodécaphonie y est traitée comme une sorte de divertissement, ce qu'accentue le jeu des timbres de l'orchestre, très varié.

    Inépuisable Schoenberg. Étrange contraste entre la posture doctrinaire de la méthode sérielle et la fertilité de l'invention musicale, jamais close sur elle-même. Il reste que je n'ai pas vu d'oeuvre de Schoenberg dans les programmes des prochaines semaines. Bon, j'ai bien vu La nuit transfigurée mais, des deux chefs d'orchestre, seule la deuxième avait réellement un caractère net et tranché, donnant une direction à l'oeuvre qui, jusqu'à sa moitié, n'avait été que convenablement interprétée.

    Une gestuelle spectaculaire, c'est ce qui sautait aux yeux. Mais tout l'orchestre se ressentait de ce changement de style.


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    Coda - 17 novembre 2010

    Construire une cohérence. Ne se peut qu'a posteriori. La série des actions insignifiantes, ou signifiantes de par leur seule incohérence, s'est épuisée d'elle-même dans l'été finissant. Je n'ai pas relu le cahier. Juste arraché les pages qui n'étaient pas liées à son écriture finalement pas incohérente pour deux sous – encore raté ! Mais à présent que tant de choses se terminent ou me signifient leur fin, je puis peut-être le résoudre. Temporairement. Artificiellement. Et au crayon, comme si la fin possible, projetée de ce cahier en était le volet le plus fragile, le plus susceptible de se voir effacé. C'est possible. Le crayon s'efface dans le temps. Moi aussi. Ce qui est clair, c'est la coupure. Depuis un mois et demi, je n'ai pas vu un épisode de Derrick. Le dernier « Gore » que j'ai lu, il est encore sur ma table de chevet. Il me reste dix ou vingt pages à lire. Je suis à sec. Au seuil d'une nouvelle phase, sans doute une des dernières de mon existence. Je suis serein. Heureux de savoir que tout a une fin. Et que, finalement, j'aurai fait ce que j'ai toujours voulu faire. Mal, dans le chaos, mais il me semble que c'était là une condition nécessaire. Puis-je dire : « Je suis heureux » ? Alors que je panse des plaies en permanence ? Oui, je le puis.


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