Archives du sériographe

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Notes pour une archéologie du signifiant fr série

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    Histoire d'un arbre

    Irpli
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    Histoire d'un arbre Empty Histoire d'un arbre

    Message  Irpli Sam 29 Jan 2011 - 4:45


    De ce côté-ci de la rue où je vis on construit un bâtiment splendide, dont les parois lumineuses scintillent aux trois lueurs du jour. Son large front, cependant, paraît terne même lorsque le soleil projette sur lui toute sa lumière. Aussi, le soleil, comme injurié, l’accable chaque jour un peu plus longtemps, et de ma fenêtre, j’observe l’astre et le bâtiment en construction, dans leur interminable face-à-face. -- C’est un soleil furibond, qui grandit chaque jour de sa férocité. Ses bras, bientôt, m’enserreront.

    Je me sens déjà électrique, le flux du sang dans mes veines et artères s’abstrait, crépite et court sous mes membres, déjà je ne songe plus à dormir, à me reposer de mon effort d’observation. Je reste immobile. Cette situation, je crois, m’est favorable. A travers la fenêtre, on voit tout d’abord le jardin -- le pommier a fini de fleurir. Ses feuilles ne tombent pas encore. Mais l’arbre paraît mitigé, dans son allure, car il s’est drapé d’une nuit que seule ma fenêtre semble pouvoir éclairer un peu, et encore parfois seulement. Le jour et sa lumière graduelle n’ignorent pas non plus la nuit qui enveloppe l’arbre, épaississant en quelque sorte l’air autour de l’arbre, mais la lumière graduelle du jour se précipite en sillons resserrés, autour de l’arbre, pour en cerner la pénombre, qui s’accroît, pourtant, de jour comme de nuit, sous l’influence du bâtiment que l’on construit, avec lenteur, comme si l’on voulait faire montre d’une grande dignité, comme si ce bâtiment, sa surface scintillante et sa hauteur, avaient des vertus commémoratives. Rien ne naît plus, pourtant ici, et la mort même paraît une chose désuète. L’ombre, me dit l’arbre, est antérieure au bâtiment.

    Elle serait tombée comme un éclat du ciel athée, accidentellement, sur ce jardin, comme un aérolithe que l’on trouverait un beau matin d’été dans la véranda d’un pavillon ouvert. L’origine est perdue, mais les herbes souffrirent ; la terre fut étouffée et rendue au silence. L’aridité fut tôt le signe de cette influence mauvaise ; le parterre de fleurs que depuis longtemps j’avais cessé d’entretenir disparut peu à peu ; les oeillets qui advinrent les derniers périrent à la pousse. En sorte que, du jardin vivant, il n’est resté que l’arbre, rien que l’arbre, qu’entourent des herbes jaunes déjà ou brûlées, grandes mais inertes par elles-mêmes. Ainsi l’arbre est-il devenu le principal objet de ma contemplation entre le bâtiment que l’on construit et le soleil, qui semblent se jeter des défis à longueur de journée. J’ai observé : l’arbre est devenu ma seule satisfaction, mais une satisfaction complète, pour chaque jour. Car chaque jour, l’arbre gagna de ma force, me puisant là même où je devais m’éteindre. Ma faiblesse grandissante apaisait l’inquiétude où je m’étais trouvé. Ainsi, chaque jour, je me suis senti renaître. Ma chair dépérissait, certainement, mais je me sentais devenir, pour ainsi dire, la longueur d’une branche de ce que je voyais.

    Parfois, si j’en avais la force, j’écrivais un mot, je l’envoyais à mes amis et à mes proches. Quand ils venaient me visiter, je leur disais combien j’étais heureux, et qu’ils me rencontreraient bientôt, meilleur que je ne suis. Et je leur offrirais, disais-je, les plus beaux fruits de cette terre. Et une jeune femme que j’appelais ma fiancée en robe de soie mauve venait me voir. Je l’avais perdue, elle revenait, prenait un air inquiet en me regardant -- je ressemblais à une pierre. Aussi le voile nocturne qui enveloppait l’arbre prenait-il dans ses yeux que je ne voyais plus des accents de terreur ; ses paupières battant ressemblaient à des papillons pris dans une cage lumineuse ; sa pupille sans fixité roulait. J’ai tout à fait le souvenir de son oeil, de son langage. Elle ne me regardait bientôt plus pourtant, car il n’y a pas de plaisir à voir ceux que l’on a aimés changés en pierre, mais j’apparaissais humainement autour du corps où j’étais enfermé, aux murs, à la fenêtre, au sol et au plafond. Un livre ouvert sur la table de nuit attira son regard ; il lui rendait son image, ce qu’elle ne comprit pas de suite : à ce moment, j’en récitais d’épais feuillages. Elle me dévisagea, avec une stupeur qui s’écoula, comme lumineuse dans l’obscurité de la pièce qui était silencieuse, sur sa belle joue rose, que je désirais.

    J’aurais voulu l’embrasser, la renverser d’un mouvement ample et gracieux, au creux d’une surface molle, pour me rouler en elle et accomplir la nuit qui se serait resserrée sur nous, sur nos deux corps tendus comme des prières. Une nuit de printemps, au fait, que des sifflements d’étoiles précis auraient accompagné pour la cribler de taches lumineuses, sur nous ; où se seraient confondus nos peaux et nos paroles, en divagations drôles, en petits rires qui deviendraient cruels, par la suite, dans le souvenir, mais dont il eût été plus cruel encore de n’avoir pas le souvenir. La terre se serait faite comme nous humide et chaude, pour nous. Je plongeai. Sans doute, à ce moment, nos voix éteintes, en quelque chose, se confondaient. L’obscurité fut à son comble. Je l’aurais soulevée, pourtant, pour retrouver cette joue rose, et son halo de nuit.

    Il n’y eut pas d’éveil. L’écorce est immuable et je serai, moi-même, arraché par un mauvais gosse, ou scié d’une main adroite, par l’un des ouvriers qui travaillent au bâtiment que l’on construit à côté. Ou peut-être englouti dans l’ombre grandissante. -- Je regarde l’arbre ; je sais bien que je n’aurai jamais la force nécessaire à me lever pour crier aux ouvriers, rassemblés autour de l’entrepreneur qui semble crier après eux, qu’ils se révoltent, enfin, -- qu’ils le tuent. Plutôt, je les verrais se plier à ses ordres, retourner au travail dangereux, construire avec art l’édifice qui, jusqu’ici, n’a jamais cessé de s’élever. Bientôt, il abritera des voyageurs et des célébrités, des figures du spectacle et des sommités ; des gens puissants habiteront ici, de ce côté-ci, dans la rue même où je vis, qui s’est fendue dans sa longueur, avec le temps.

    De ma fenêtre, j’aperçois l’abîme qui a englouti tout un côté de la rue. Parfois il paraît se réfléchir dans les nattes du ciel ; parfois les toits des bâtiments qui autrefois se tenaient vis-à-vis réapparaissent, abîmés, et l’on entend les plaintes de ce voisinage condamné. La rue donnera sur l’abîme désormais, et lorsque les ruines auront été absorbées dans le temps, le paysage sera exotique ; l’hôtellerie ne s’en portera que mieux. Le souvenir des gens qui vécurent de l’autre côté de la rue ne sera pas perdu, et il faut croire au contraire qu’il suscitera une certaine fascination. Si le terrain ne vient pas à s’affaisser à son tour, de ce côté-ci, comme il semble parfois le faire. -- L’obscurité qui couvre l’arbre et aussi son entourage d’herbes moribondes rend indistincte toute chose.

    Pourtant le jardin parfois paraît tomber. L’ombre le sait, ou le dit, qui dégouline avec un rire cristallin, sur l’herbe roulée et déchiquetée à force ; le sol qui parfois encore tente d’absorber un peu de la pénombre que le ciel projette sur l’arbre, n’y parvient plus du tout à présent, et l’ombre flotte comme un ciel lourd, pesant sur le sol, qui paraît s’écouler en direction du précipice, où était le côté impair de la rue où je vis. L’herbe qui dévale, comme un visage dont les racines formeraient la chevelure, criant, frappant avec une fureur désespérée le sol qui lui échappe. Et ce bel arbre qui survit... je n’en crois pas mes yeux. Mais je n’ai guère le choix ?

    Sa sève me dorlote et en contrepartie, je la chéris et la nourris à l’envi. Notre amour est silencieux. Au loin, éclatent ce que je pressens être les premiers sanglots de la révolution. Deux ouvriers, dit-on, sont tombés dans l’abîme en posant un carreau de verre qui leur échappait. Le vent, dit-on, les a poussé. Mais on reconnaît que les conditions de travail sont injustement réglées. Et ces hommes habitués au danger se sont heurtés au rêve terrible de l’abîme, qui les attendait de toutes façon, qui les pressait sous le ciel constamment nocturne sous lequel ils travaillaient. Mais le débat s’engage, et la question de savoir qui est responsable, qui est en tort, achève d’enterrer les travailleurs. On les payait bien mal, a remarqué quelqu’un ; ils n’avaient pas de ventre, dit l’entrepreneur. Clameurs et sifflets : une révolte sourd. Bientôt, les ouvriers tueront l’entrepreneur, colères.

    L’entrepreneur meurt, pourtant, rien ne sera résolu, et ces dieux de nos doigts ne seront pas apaisés. Ils se répandront sur la ville ; quelques-uns passeront au jardin, prendront des pommes pour les manger. Ma fiancée, dont j’appréciais tant l’odeur et la couleur de la robe fine et mauve qu’elle portait, des jours, tente de me rassurer sur le compte de l’arbre. J’apprécie à mon tour cette situation vorace. Bientôt, elle m’enveloppera. Je dormirai. Et l’arbre mourra après moi, sans doute. Quelle ironie ! Je n’avais pas le choix, pourtant, et quelle honte ! Ses yeux maintenant s’écoulent tout à fait, sombres et odorants, pressants. Elle me raconte alors que des ouvriers tombent de chaque étage du bâtiment. -- Ils ne veulent plus le construire ! Ils le détruisent, mais se détruisent avec ! Ils tombent, ils tentent d’attraper des arbres sur ce pommier trop éloigné, et tombent plusieurs fois consécutivement chacun, parfois.

    Il en est qui tombent de chaque étage, presque. Aussi, je me tourne vers ma fiancée, apaisée si je lui dis qu’ils se relèveront, en riant même, et courront à leur tour à l’arbre pour en saisir les beaux fruits. -- Elle me dit que j’ai raison. Mais je n’entends jamais les pas qu’ils font et les cris de soulagement qu’ils peuvent pousser. Il y a bien les cris d’effroi ; jamais ceux de la joie qui accompagne l’ouvrier qui se relève, homme libre chérissant la terre qui l’a reçu, courant aux pommes subversives auxquelles je m’épuise, regardant sans les voir, comme des astres déclassés, la constellation mouvante de ces pommes. J’entends des chutes horribles, ces corps amollis lorsqu’ils parviennent à terre, mais qui se désassemblent tout à fait sous le choc. J’entends un camion qui s’arrête, non loin, amenant de nouveaux groupes d’ouvriers qui ne savent pas encore leur sort.

    Mais déjà des parents sont sur place et supplient, intransitivement, tandis que l’on ramasse les corps tombés aux abords du bâtiment arrêté dans son édification, tandis que les camarades des ouvriers tombés excitent leurs compagnons à la révolte. j’entends bien encore que quelques amis mangent à l’intérieur du bâtiment, et trinquent bruyamment, comme s’ils voulaient couvrir de leurs festoiements le vacarme du monde. Mais je n’ai jamais entendu qu’on se soit relevé, après être tombé du bâtiment que l’on ne construit plus, à ce qu’il semble, mais qui reste au coeur de tout le litige. Sans doute, des pierres tombent, et je comprends qu’en tombant, elles emportent plusieurs ouvriers, surtout s’ils s’étaient appuyés à des parois inachevées pour se saisir des pommes, de l’autre côté.

    A présent, pierres et hommes précipités tombent dans le jardin. L’arbre viendra à plier sous une pluie de pierres et de corps disloqués ; je l’entends lui aussi, sa sève libérée irradie en disparaissant, comme la disperse l’air libre. On me rassure, mais à présent, le soleil, contre moi, se crispe. Il me dévore la poitrine et je n’entendrai plus, bientôt, les craquements, branche après branche, de mon arbre. Je n’entends déjà plus que la révolte de la terre, muette, mais qui grogne et qui m’épuise.
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    Message  ireine Mar 8 Mar 2011 - 5:37

    ok merci, il est très beau.
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    Message  Irpli Mar 8 Mar 2011 - 19:49

    Merci, c'est la première fois qu'on me dit un mot de ce texte écrit il y a 19 ans.
    Cela dit, je le voulais plus beau encore. Peut-être que j'aurai la force un jour d'y revenir.
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    Message  ireine Dim 13 Mar 2011 - 18:35

    ce qui est beau et étonnant c'est l'équilibre : entre les règnes, entre contemplation et narration, entre froideur et chaleur, et ces choses qui coulent les unes dans les autres en se transformant.

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