L'approche sérielle a jusqu'ici négligé la catégorie de l'émotion. Faut-il y voir une erreur, une négligence, une tare native du sérialisme qui, des premières oeuvres atonales de Schoenberg jusqu'à nous, a été associée à une suite de procédure n'offrant de satisfactions qu'à un morne intellect ? De la, une logique sérielle est-elle apte à rendre compte de "cette émotion appelée poésie" (Pierre Reverdy) ? Il y a là une série de questions complexes, qui nous contraint à revenir sur l'épineuse question de la "nature" du langage poétique, même.
Pourquoi écrit-on des poèmes ? Si je veux que l'émotion soit le coeur et la raison d'être d'un langage poétique, ne dois-je pas convenir qu'il est des catégories de création qui sont infiniment plus appropriées ? Un beau roman, une histoire d'amour, même un récit de guerre, n'ont-ils pas infiniment plus de capacité qu'un poème à mettre en branle l'émotivité de mon lecteur ?
Peut-être s'agit-il d'une catégorie particulière d'émotion, alors. Il faut noter, en défaveur du poème, qu'il est souvent circonscrit à l'espace d'une page, ce qui augmente pour lui la conrtrainte. Il ne peut construire un "système de modélisation" qui, comme c'est le cas dans le roman, va permettre entre le lecteur et les personnages du récit une chose aussi compliquée que l'émotion, à peine plus préhensible : l'identification. L'identification, dans le poème, s'il s'agit bien du même processus, a une contrainte d'immédiateté : "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans". C'est en l'espace d'une seule phrase que Baudelaire emporte avec lui son lecteur, en effet. Mais il ne le fait pas pleurer. Il offre une combinaison dont l'évidence et le caractère inédit estomaquent le lecteur.
A la fois totalement neuf et d'une évidence complète : telle est la réussite du poème. Ou encore, pour rester avec Baudelaire : "Créer le poncif, voilà le génie !" Mais cela ne nous renseigne pas beaucoup plus, en soi, sur son rapport à l'émotion. Il faut encore traverser une autre question épineuse, l'opposition du lyrisme et du formalisme, qui court toute l'histoire de la poésie française. Il est certain que la frange la plus "formaliste" de la production poétique se soucie peu d'émotion, du moins en apparence. Poser la question de l'émotion, c'est tout de suite prendre position par rapport au formalisme et l'on n'oublie pas, ici, que l'approche dite sérielle est directement associée à une approche "formaliste".
Mais pour avoir une compréhension quelconque de cette question, il faut se placer au niveau inférieur. Et donc entrer dans une anthropologie pour reposer la question : est-ce qu'il y a quelque chose d'universel et de nécessaire qu'on appelle poésie ? Quels sont les ressorts profonds de cette chose, s'il n'y a pas quatre ou cinq choses parfaitement distinctes qui se rejoignent, sans se confondre, dans une notion fluctuante ?
Il y a du jeu dans le poème. Il y a une esthétique décorative. Il y a du conte dans le poème. Il y a aussi de la parole prophétique. Il y a encore une expression individuelle, le dire d'un "je". On le voit bien : ces aspects sont contradictoires et pourtant - impossible d'en éliminer un sans avoir de la poésie une vision partiale. Le jeu ? Mais il est consubstantiel à l'histoire de la poésie et il est des genres qui ne sont que cela. L'esthétique décorative ? Elle a, longtemps, été survaloirisée, surtout quand les Lumières ont décrété que le langage poétique devait lui aussi servir la Raison. Le conte ? Voudriez-vous que le poème ne raconte pas ? Vous seriez obligé de l'amputer de certains de ses plus beaux morceaux. Quant à la parole prophétique, elle a fait un retour si fracassant au XIXe siècle que je ne m'attarderai pas plus.
Le dire d'un "je", enfin. Il fonde le lyrisme. Il n'est pas la seule expression d'un moi, au contraire. Le je du poème est un je transmissible. Quand je dis : "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", c'est moi qui l'assume, ce je. De là, d'ailleurs, l'émotion - chez le lecteur. Et cela non plus, on ne saurait l'écarter de notre définition du poème. L'anthropologie alors est bien embarrassée : si la chose tient du rituel, d'un rituel sauvage, cette chose assume des fonctions aussi larges que le langage lui-même !
Et d'une certaine façon, si nous recherchons la sphère d'activité du poème, nous le voyons - et ne le voyons que là : dans le langage. Nous en déduisons que le poème est un rapport "au" ou peut-être "de" langage. Nous ne sommes pas malheureux d'avoir une proposition ferme, bien que contestée : le poème comme rapport au langage, quelle en soit la "visée" expresse (je veux émouvoir, étonner, envoûter, charmer, rendre perplexe, désoler, réjouir).
Notons que les choses les plus antinomiques (le jeu et le je) emploient les mêmes moyens : la rime, la paronomase, le parallélisme. Que le même procédé (le rapprochement phonologique) fait rire ('le jeu de mots) ou émeut (la rime) selon la façon dont on l'emploie. Notons encore que ce procédé est à l'oeuvre non seulement dans la poésie mais aussi dans le slogan (publicitaire, politique) et qu'il affecte le fonctionnement général du langage sous la forme d'une perturbation signifiante : le lapsus.
Si le lapsus ou le jeu de mots ressemblent à des accidents, la rime a une tendance unificatrice au contraire et assimile deux termes l'un à l'autre. Les rapports entre les mots à la rime sont multiples mais certains sont prédominants : l'opposition ("astre / désastre"), le renforcement ("méprise / grise" dans l'art poétique de Verlaine), un lien dramatique ("engeance / vengeance" dans le théâtre classique). A côté de cela, une foule de rapports plus fins, complexes, indéterminés. La rime fusionne des termes, Pas seulement elle : les structures syntaxiques et le accents rythmiques ont également leurs parallélismes suivant le même tableau : des identités remarquables entourées de phénomènes diffus. Le travail est à l'oeuvre dans l'inconscient de notre activité linguistique. S'il y a une "émotion poétique", c'est très vraisemblablement à ce niveau qu'on en trouve la trace : ce qui est involontaire et accidentel ailleurs devient ici significatif et productif; On met mille images sur le sentiment qui résulte de l'écoute d'un morceau de Racine, d'un poème de Verlaine : on trouve toujours au coeur de ces textes une activité particulière sur le langage, même.
Cette appréhension des choses donnerait raison aux plus formalistes s'il n'y avait encore une question à poser à propos de ces jeux de structure : puisqu'il sont intégrés à une rhétorique de la conviction (la publicité) mais aussi ancrés dans le fonctionnement normal du langage sous des formes accidentelles, a-t-il la possibilité d'exister comme un rapport aux êtres et aux choses, au monde même ? Est-ce que le langage, en quelque sorte, "répare" les choses ? L'émotion poétique n'est-elle pas, alors, le sentiment d'unification produit par une harmonie restaurée, un ordre idéel où les mots confirment les choses ?
Ce serait restrictif : "Le bien n'a qu'un visage, le mal en a mille", disait Hugo pour justifier le parti de dépeindre le groTesque. Mais il est certain que le dire poétique interroge non seulement la structure interne du langage mais encore la fiabilité de son rapport au monde. Sa capacité même à dérouter le monde - nous sommes ici, peut-être au plus fort, dans le surréalisme (et autour).
L'émotion poétique ce serait donc - à en croire une telle dérive de questions qui resteront en pointillé - un système différentiel d'oppositions syntagmatiques affectant le système nerveux par son pouvoir de représentation, assumé comme un acte de langage. On pourrait, à la limite, imaginer un électrocardiogramme et/ou un encéphalogramme poétique. Nous ne pourrons guère aller plus loin sur ce terrain (celui de l'émotion proprement dite) si nous ne disposons de tels instruments. Il nous reste la matière-langage qu'est le poème et la fonction critique qu'il remplit. Critique du langage. Critique du dire. Critique du croire même.
Pourquoi écrit-on des poèmes ? Si je veux que l'émotion soit le coeur et la raison d'être d'un langage poétique, ne dois-je pas convenir qu'il est des catégories de création qui sont infiniment plus appropriées ? Un beau roman, une histoire d'amour, même un récit de guerre, n'ont-ils pas infiniment plus de capacité qu'un poème à mettre en branle l'émotivité de mon lecteur ?
Peut-être s'agit-il d'une catégorie particulière d'émotion, alors. Il faut noter, en défaveur du poème, qu'il est souvent circonscrit à l'espace d'une page, ce qui augmente pour lui la conrtrainte. Il ne peut construire un "système de modélisation" qui, comme c'est le cas dans le roman, va permettre entre le lecteur et les personnages du récit une chose aussi compliquée que l'émotion, à peine plus préhensible : l'identification. L'identification, dans le poème, s'il s'agit bien du même processus, a une contrainte d'immédiateté : "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans". C'est en l'espace d'une seule phrase que Baudelaire emporte avec lui son lecteur, en effet. Mais il ne le fait pas pleurer. Il offre une combinaison dont l'évidence et le caractère inédit estomaquent le lecteur.
A la fois totalement neuf et d'une évidence complète : telle est la réussite du poème. Ou encore, pour rester avec Baudelaire : "Créer le poncif, voilà le génie !" Mais cela ne nous renseigne pas beaucoup plus, en soi, sur son rapport à l'émotion. Il faut encore traverser une autre question épineuse, l'opposition du lyrisme et du formalisme, qui court toute l'histoire de la poésie française. Il est certain que la frange la plus "formaliste" de la production poétique se soucie peu d'émotion, du moins en apparence. Poser la question de l'émotion, c'est tout de suite prendre position par rapport au formalisme et l'on n'oublie pas, ici, que l'approche dite sérielle est directement associée à une approche "formaliste".
Mais pour avoir une compréhension quelconque de cette question, il faut se placer au niveau inférieur. Et donc entrer dans une anthropologie pour reposer la question : est-ce qu'il y a quelque chose d'universel et de nécessaire qu'on appelle poésie ? Quels sont les ressorts profonds de cette chose, s'il n'y a pas quatre ou cinq choses parfaitement distinctes qui se rejoignent, sans se confondre, dans une notion fluctuante ?
Il y a du jeu dans le poème. Il y a une esthétique décorative. Il y a du conte dans le poème. Il y a aussi de la parole prophétique. Il y a encore une expression individuelle, le dire d'un "je". On le voit bien : ces aspects sont contradictoires et pourtant - impossible d'en éliminer un sans avoir de la poésie une vision partiale. Le jeu ? Mais il est consubstantiel à l'histoire de la poésie et il est des genres qui ne sont que cela. L'esthétique décorative ? Elle a, longtemps, été survaloirisée, surtout quand les Lumières ont décrété que le langage poétique devait lui aussi servir la Raison. Le conte ? Voudriez-vous que le poème ne raconte pas ? Vous seriez obligé de l'amputer de certains de ses plus beaux morceaux. Quant à la parole prophétique, elle a fait un retour si fracassant au XIXe siècle que je ne m'attarderai pas plus.
Le dire d'un "je", enfin. Il fonde le lyrisme. Il n'est pas la seule expression d'un moi, au contraire. Le je du poème est un je transmissible. Quand je dis : "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", c'est moi qui l'assume, ce je. De là, d'ailleurs, l'émotion - chez le lecteur. Et cela non plus, on ne saurait l'écarter de notre définition du poème. L'anthropologie alors est bien embarrassée : si la chose tient du rituel, d'un rituel sauvage, cette chose assume des fonctions aussi larges que le langage lui-même !
Et d'une certaine façon, si nous recherchons la sphère d'activité du poème, nous le voyons - et ne le voyons que là : dans le langage. Nous en déduisons que le poème est un rapport "au" ou peut-être "de" langage. Nous ne sommes pas malheureux d'avoir une proposition ferme, bien que contestée : le poème comme rapport au langage, quelle en soit la "visée" expresse (je veux émouvoir, étonner, envoûter, charmer, rendre perplexe, désoler, réjouir).
Notons que les choses les plus antinomiques (le jeu et le je) emploient les mêmes moyens : la rime, la paronomase, le parallélisme. Que le même procédé (le rapprochement phonologique) fait rire ('le jeu de mots) ou émeut (la rime) selon la façon dont on l'emploie. Notons encore que ce procédé est à l'oeuvre non seulement dans la poésie mais aussi dans le slogan (publicitaire, politique) et qu'il affecte le fonctionnement général du langage sous la forme d'une perturbation signifiante : le lapsus.
Si le lapsus ou le jeu de mots ressemblent à des accidents, la rime a une tendance unificatrice au contraire et assimile deux termes l'un à l'autre. Les rapports entre les mots à la rime sont multiples mais certains sont prédominants : l'opposition ("astre / désastre"), le renforcement ("méprise / grise" dans l'art poétique de Verlaine), un lien dramatique ("engeance / vengeance" dans le théâtre classique). A côté de cela, une foule de rapports plus fins, complexes, indéterminés. La rime fusionne des termes, Pas seulement elle : les structures syntaxiques et le accents rythmiques ont également leurs parallélismes suivant le même tableau : des identités remarquables entourées de phénomènes diffus. Le travail est à l'oeuvre dans l'inconscient de notre activité linguistique. S'il y a une "émotion poétique", c'est très vraisemblablement à ce niveau qu'on en trouve la trace : ce qui est involontaire et accidentel ailleurs devient ici significatif et productif; On met mille images sur le sentiment qui résulte de l'écoute d'un morceau de Racine, d'un poème de Verlaine : on trouve toujours au coeur de ces textes une activité particulière sur le langage, même.
Cette appréhension des choses donnerait raison aux plus formalistes s'il n'y avait encore une question à poser à propos de ces jeux de structure : puisqu'il sont intégrés à une rhétorique de la conviction (la publicité) mais aussi ancrés dans le fonctionnement normal du langage sous des formes accidentelles, a-t-il la possibilité d'exister comme un rapport aux êtres et aux choses, au monde même ? Est-ce que le langage, en quelque sorte, "répare" les choses ? L'émotion poétique n'est-elle pas, alors, le sentiment d'unification produit par une harmonie restaurée, un ordre idéel où les mots confirment les choses ?
Ce serait restrictif : "Le bien n'a qu'un visage, le mal en a mille", disait Hugo pour justifier le parti de dépeindre le groTesque. Mais il est certain que le dire poétique interroge non seulement la structure interne du langage mais encore la fiabilité de son rapport au monde. Sa capacité même à dérouter le monde - nous sommes ici, peut-être au plus fort, dans le surréalisme (et autour).
L'émotion poétique ce serait donc - à en croire une telle dérive de questions qui resteront en pointillé - un système différentiel d'oppositions syntagmatiques affectant le système nerveux par son pouvoir de représentation, assumé comme un acte de langage. On pourrait, à la limite, imaginer un électrocardiogramme et/ou un encéphalogramme poétique. Nous ne pourrons guère aller plus loin sur ce terrain (celui de l'émotion proprement dite) si nous ne disposons de tels instruments. Il nous reste la matière-langage qu'est le poème et la fonction critique qu'il remplit. Critique du langage. Critique du dire. Critique du croire même.