L'expérience de ces ondes venues de l'extérieur devait s'avérer assez perturbante, au final. Les uns ont commencé à se reconnaître entre eux car ils étaient animés par le même rêve. Les autres sentaient la différence s'installer et avec elle, un trouble dans l'harmonie médiocre des sous-sols.
Peut-on dire pour autant qu'une animosité se soit manifestée entre les uns et les autres ? S'il n'y avait eu que cette différence mineure, si elle était restée sans conséquence, sans doute les choses ne se seraient-elles pas dégradées. Mais le vague trouble dédoublé des visages oniriques n'était pas seul en cause.
Les paquets de haine formaient toujours leurs excroissances noirâtres sur les dos éprouvés d'une part de cette population. Les morts-morts (on disait qu'ils étaient deux fois morts), il fallait bien les emporter. Il n'y avait pas de hiérarchie, pas de gouvernement. Simplement, les « philosophes » avaient préconisé d'emporter les cadavres (dont le poids pouvait atteindre le triple de celui d'un autre) en un espace reculé, le plus proche du néant.
Les rêveurs étaient moins attentifs que les autres à leurs compagnons d'infortune détruit par la matérialité de leur haine. Ils attendaient, désormais, les moments d'absence que permettait l'absorption du rêveur par un éclat de réalité enfin audible.
Ils attendaient. Bientôt, ils espéreraient. Ils regagneraient de la sorte une conscience du temps et de tout ce qui les entoure qu'on s'était habitué à ne plus connaître et qui, à présent, n'avait plus à avoir cours : il fallait s'orienter dans ces bas-fonds sans nuance. On n'avait pas à envisager un quelconque avenir.
Mais surtout, ces rêveurs contribueraient de moins en moins au transport des corps, qui restait un moment de vague désagrément pour tout le monde. Les corps étaient flasques mais atrocement lourds, il fallait les traîner. Et puis rejoindre des espaces reculés, les plus confinés. On n'avait jamais la certitude de pouvoir repartir en arrière.
Or, à ces points éloignés des sous-sols subréels, l'extinction de toute forme de perception atteignait un degré tel qu'elle devenait presque douloureuse. On peinait à marcher, plus encore à tirer derrière soi le cadavre lesté de sa charge de haine qui avait l'allure d'un météorite planté dans un pauvre corps détruit et désarticulé.
Ce n'est pas que les rêveurs se soient refusés à contribuer au bien commun. On s'en doute : l'accumulation de ces morceaux de sensation qui leur revenaient à intervalles irréguliers détournait leur attention du spectacle morbide, même si assez indifférent, d'autres tués par leur charge.
Il serait difficile de dire si cette sorte de tumeur affectaient moins les rêveurs que les autres. La haine pouvait bien se porter jusqu'au coeur des bris sonores de la réalité et du rêve qu'ils charriaient. On pouvait mourir en rêvant, même. Mais les non-rêveurs pouvaient se sentir lésés par l'attitude de ceux qui entendaient les bris de la réalité et s'en trouvaient distraits. Ils avaient beau rêver, ils n'étaient que des pairs, simplement placés ici pour demeurer à la limite d'être.
Les « philosophes » ne participaient à rien mais dictaient bien l'ordre des choses. On les respectait pour cette raison. Les rêveurs défaillaient (parfois, ils restaient figés dans un corridor en cours d'épuisement et gênaient le passage des autres). Ils s'exonéraient, quand ils étaient « pris » par leurs bris, de toute obligation. Ils n'exprimaient rien. Mais on commençait à soupçonner qu'ils en viendraient bientôt à y prétendre.
En effet, des humeurs renaissaient chez les rêveurs qui finissaient par éprouver quelque chose comme un sentiment de la réalité au-dessus d'eux, d'une réalité complexe et mutliforme, d'une enveloppe constante et incroyablement événementielle qui les solliciterait en permanence et même parfois de façon contradictoire.
Quand ils auraient de tout cela une conscience dotée d'un minimum de constance, quand ils seraient en mesure d'esquisser les contours encore fantasques de ce qu'ils rêvaient, ils pourraient presque en formuler la possibilté. Une sorte de compréhension s'installerait entre eux. Ils se sentiraient tenus de marquer cette distinction, estimant qu'une entraide est possible, même menue, même balbutiante.
Une entraide pour aboutir à quoi ? Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Ils n'avaient peut-être pas l'idée de sortir de ces sous-sols dans un premier temps. Leur condition ne leur paraissait pas absurde. Ils n'avaient pas conscience, par exemple, de contribuer moins que les autres au transport de leurs compagnons morts.
Il y a eu une accumulation de petites différences, à peine remarquées d'abord mais de plus en plus marquées par la suite. Bizarrement, les rêveurs ont pris conscience des postes de télévision qui étaient disposés dans différents espaces de ces sous-sols.
Ils étaient là depuis toujours, appartenaient selon les « philosophes » à « l'éternité de la télévision ». Ils diffusaient des programmes discontinus qui pour qui y prêterait attention n'apparaitraient que comme une suite d'images d'archives montées grossièrement, sans transition ni explication, en un film au déroulement indéfini dans le temps.
Parfois, il pouvait sembler que la bruyaille continue et dégradée qu'on entendait au-dessus de soi pouvait trouver son origine dans l'émission des ces téléviseurs inutiles placés là peut-être par l'un de ces techniciens de la réalité (qui étaient censés contribuer au rétablissement global du « sentiment de la réalité ») avant qu'il ne perde tout à fait le sens de sa mission.
On ne savait pas bien, au final, si le bruit qu'on entendait au-dessus de soi était effectivement lié à la programmation aléatoire des téléviseurs, dont l'écho altéré se répandait dans les sous-sols en se brouillant pour finir en un insupportable grésillement. Il était interdit d'y prêter attention et même de souffrir de ce pénible résidu sonore qui pourtant était bien cruel.
Seuls les « philosophes » pouvaient, dans les faits, recourir à l'information même défectueuse que diffusaient ces postes. Comme ils ne bougeaient pas de leur angle de mur, ils pouvaient paraître chacun reliés à un poste, éventuellement à deux ou trois postes, dont ils ne captaient que le son.
Les autres passaient indifférents devant les postes. Or, les rêveurs commençaient à éprouver la singularité de ces sources sonores, par rapport aux bris qui les happaient et leur offraient une image de plus en plus précise de ce qu'ils évoquaient.
Aussi, le rêveur marquait-il une nouvelle pause dans sa déambulation indéfinie, quand il approchait d'un téléviseur. Et la proximité de l'appareil déterminait de façon très visible son parcours. Certains rêveurs fuyaient ces sources de perturbation onirique, d'autres au contraire recherchaient leur proximité.
Chez ces derniers, se faisait jour une bizarre avidité vis-à-vis de l'image et du son qui se déroulaient indifféremment, pourtant, incompréheniblement. Ils restaient à l'arrêt, non loin du poste. Les autres, voyant cela, n'ont plus fait d'effort pour les éviter. Ils les ont bousculés, parfois.
Quand ils ne faisaient que marcher, les non-rêveurs heurtaient leurs pairs qui se trouvaient momentanément déséquilibrés mais reprenaient vite position à quelques centimètres du point d'impact. En revanche, les transporteurs de corps alourdis par la haine ne se gênaient pas plus et pouvaient causer de gros dégats. Plus d'un rêveur à été happé par le passage d'un convoi mortuaire.
Des accidents atroces sont survenus. Parfois, c'était le convoyeur de tête qui se cognait au rêveur. C'était moins grave. Mais si le rêveur était fauché par le passage latéral d'un corps lesté de son ignoble poids, il pouvait arriver qu'il passe sous le cadavre et décède suite à l'écrasement. Ou bien, le pauvre plongeait droit dans la chose noire qui l'absorbait et le noyait dans sa substance indéterminée, quelque peu liquoreuse en dépit de sa lourdeur de plomb.
Ainsi des incidents survenaient-ils dans cet espace dédié à la neutralité. Et cela, les « philosophes » ne pouvaient le penser. Ils n'observaient pratiquement pas ce qui se passait autour d'eux. Peut-être n'étaient-ils que programmés eux-mêmes par l'émission indéfinie des postes de télévision.
Les premiers morts n'ont pas causé de remous particulier. C'était des accidents. C'était bizarre, c'est vrai, que des accidents surviennent déjà. Il fallait le temps qu'on se rende compte qu'il s'agissait d'accidents, en effet. Que quelque chose avait eu lieu.
Puis il faudrait qu'on se rende compte d'autres aspects de ces événements : de la mort de pairs, déjà. Tués par autre chose que l'excroissance maligne. Tués par un accident. Et combien de temps fallait-il pour qu'on prenne conscience d'un trait commun à tous les tués, à savoir : leur caractère de rêveur.
L'indice de conflictualité prenait corps, sans que jamais s'en inquiète la congrégation des « philosophes », qui expliquaient toujours que les choses étaient tout à fait conformes à ce qu'elles devaient être puisque rien ne transparaissait plus derrière le peu qu'on pouvait discerner.
Cet ordre n'était déjà plus. Un jour, un rêveur a parlé. Très peu de mots lui suffisaient mais il a voulu dire quelque chose et il l'a dit, enfin : « Le courage est de fuir ». Il s'était arrêté pour prononcer ces mots, il a repris sa marche. Ses paroles ont rebondis dans différents recoins et se sont répandus, excessivement distinct de toute la confusion auditive des sous-sols.
Certains se sont reconnus dans cette phrase isolée. Elle a été comme une clé pour ceux qui étaient le plus fréquemment aborbés par des bris de réalité. L'hypothèse d'un départ se formait. Partir d'ici n'était plus un non-sens. Au contraire : avec une rapidité incroyable, devait naître avec la nécessité de la fuite l'espoir d'un ailleurs.
Les autres ont voulu alerter les « philosophes » qui sont restés sourds à leur détresse. Dans un premier temps, ils les ont abreuvés de conseils de prudence quant au transport des corps. Dans un second temps, ils ont sorti des gourdins et ont assommé les importuns qui venaient à nouveau les déranger, les empêcher de disserter alors qu'ils étaient à un point essentiel de leur méditation.
Le courage était de fuir. Ce qui supposait une notion bizarre, inaccessible : le courage. Mais le courage, pour incompréhensible qu'il soit resté, est apparu comme un miroir de la réalité. Les deux notions se sont assimilées l'une à l'autre, ainsi qu'à la fuite bien sûr (puisque c'est de cela qu'il s'agissait, à présent). On allait fuir, ce qui serait incroyablement courageux.
Les troubles se sont aggravés de façon peu évidente à cause de cette tendance à la fuite qui se manifestait chez certains des rêveurs, plus seulement devant les postes de télévision.
Les sous-sols s'étendaient à l'infini. La population n'évoluait que dans une fraction difficile à estimer de ce qui apparaissait comme un véritable labyrinthe de parois mal dessinées, parfois instables. Certaines zones étaient invivables. D'autres, on ne savait où elles conduisaient. Elles n'étaient pas interdites à proprement parler. Simplement, il était d'usage de ne jamais s'y aventurer.
Certains rêveurs se sont laissés entraîner dans ces zones. Ils en sont revenus, bien sûr. Mais le trouble déjà augmenté de leur visage prenait un aspect pareil à celui des écrans de télévision quand ils reçoivent plus d'onde distincte, fait de nuages de points mobiles et interrompus.
Tout ceci échappait aux « philosophes », pas aux non-rêveurs qui ont commencé à leur désobéir. Les conseils de prudence ne les satisfaisaient plus. Ils ne voyaient pas pourquoi ils devraient faire des efforts vis-à-vis de ceux qu'ils tuaient et qui ne s'émeuvaient pas d'être tués, selon toute vraisemblance.
Cette indifférence à la mort leur paraissait équitable puisqu'elle compensait la désaffection des rêveurs vis-à-vis des tâches communes. Les non-rêveurs pouvaient bien tenter de s'en expliquer aux philosophes, d'ailleurs. Ces derniers sortiraient leur gourdin et n'épargneraient pas les crânes des disciples. Ils avaient tort. Les sous-sols n'étaient déjà plus si subalternes à la réalité.
Il pouvait bien encore se passer des choses au-dessus, il s'en passait désormais également ici-bas. Peu de choses, il est vrai. D'une manière générale, le rythme indéfini et distendu des déambulations était maintenu. Mais de plus en plus souvent les choses déraillaient. Les accidents n'étaient pas rares. Parfois ils se compliquaient. Il pouvait arriver que plusieurs résidents des sous-sols stationnent au même endroit, un temps.
Les rêveurs ont fini par concevoir la nécessité d'échapper à ce monde de non-signifiance et à en rechercher les issues, sans être certains de leur existence puisque rien, jusqu'ici, ne l'avait indiquée.