Nous avons déjà mentionné le fait que l'acte de pensée élémentaire est la traduction. Nous pouvons maintenant aller plus loin et dire que le mécanisme élémentaire de la traduction est le dialogue. Le dialogue présuppose l'asymétrie, asymétrie qui doit être tout d'abord perçue à travers les différences inhérentes aux structures sémiotiques (les langages) qu'emploient les participants au dialogue, et ensuite, à travers les directions alternatives empruntées par le flux des messages. Ce dernier point implique que les participants à un dialogue passent à tour de rôle d'une position de "transmission" à une position de "réception", et que par là l'information circule par portions discontinues séparées par des intervalles.
Cependant, si un dialogue dépourvu de différences sémiotiques n'a pas de raison d'être, lorsque la différence est absolue au point que les participants s'excluent mutuellement, le dialogue devient impossible. L'asymétrie doit donc comporter un degré minimal d'invariance.
Mais il est une autre condition nécessaire au dialogue : l'implication réciproque des deux participants à la communication, et leur capacité à surmonter les barrières sémiotiques qui surgissent inévitablement. John Newson, par exemple, qui a étudié la situation dialogique existant entre une mère allaitante et son enfant, a remarqué que - aussi étrange que cela puisse paraître dans ce type d'ouvrage - que la condition nécessaire au dialogue est l'amour, l'attirance des participants l'un pour l'autre. Le choix de son sujet par Newson est remarquablement adapté à la compréhension des mécanismes generaux du dialogue. Celui-ci, en tant que forme d'échange sémiotique, s'avère impossible à l'intérieur d'un organisme où d'autres formes de contact prédominent. Mais il est également impossible entre des unités totalement dépourvues de langage commun. La relation d'une mère avec son enfant est sous cet angle un matériau expérimental idéal : les participants à ce dialogue viennent de cesser de former un seul être, mais ne sont pas encore totalement séparés. Au sens le plus pur cette relation montre que le besoin de dialogue, la situation dialogique précède à la fois le dialogue réel et jusqu'à l'existence d'un langage dans lequel le mener: la situation sémiotique précède les instruments de la sémiosis. Plus intéressant encore est le constat que dans la recherche d'un langage commun chacun des participants tente d'employer le langage de l'autre: la mère produit des sons qui ressemblent au gazouillis d'un bébé; plus stupéfiant encore, les expressions du visage de l'enfant, filmées puis projetées au ralenti, montrent que lui aussi tente d'imiter les expressions de sa mère, c'est-à-dire d'adopter son langage. Fascinant également, le fait que ce type de dialogue contient une séquence rigoureuse de transmission alternant avec une séquence de réception : lorsque l'un des participants émet un "message", l'autre s'interrompt, et inversement. C'est ainsi par exemple - et nombreux serons-nous à l'avoir observé - qu'il se produit un "échange d'éclats de rire" entre une mère et son enfant, ce "langage du sourire" dont Rousseau considérait qu'il était l'unique genre conversationnel dont l'absence de fausseté était garantie.
Iouri Lotman, "La sémiosphère", trad. Anka Ledenko, PULIM, 1999